La Banque centrale européenne joue aux quatre coins

Publié le 18 mai 2018 à 16h12

Jean-Paul Betbèze

Mario Draghi a fait très fort le 26 avril lors de sa conférence de presse à Francfort. Pour rendre compte de la réunion des gouverneurs qui venait de s’achever, il a dit : «Nous n’avons pas parlé de politique monétaire» ! Mais de quoi ont-ils parlé ? En fait, ils ont parlé pour comprendre le ralentissement actuel de la zone euro, pas pour discuter d’une politique monétaire fondamentalement inchangée – ce qui arrange Mario Draghi. Car ce ralentissement pose une question complexe à la BCE et la tiraille aux quatre coins.

Pour le coin allemand, ce ralentissement serait temporaire. Il faut donc cesser les achats de bons du Trésor en fin d’année et annoncer la normalisation des taux pour l’an prochain. Ce ralentissement est une réaction normale, presque mécanique, après la longue série de trimestres d’expansion que vient de connaître la zone. Par ailleurs, les chocs sociopolitiques permanents que nous vivons, notamment le risque de montée des protectionnismes, en rajoutent. Par conséquent, il faut normaliser !

Pour le coin italien, la question demeure. La croissance de l’économie nationale reste, il faut le dire, faible, à 1,2 % en rythme annualisé sur le premier trimestre 2018, après 1,4 % en 2017 et 0,9 % en 2016. Outre les considérations politiques dans ce pays de plus en plus difficile à gouverner, la vraie raison de l’anémie est l’importance des prêts non performants détenus par les banques. Les établissements italiens, en effet, ont un taux moyen de créances douteuses égal à 12 % de leurs crédits (7,5 % pour les ménages, 15,7 % pour les entreprises), et la BCE leur demande d’aller vite vers 10 %. Les banques les plus fragiles réduisent alors leur personnel et leurs réseaux, vendent à perte leurs crédits compromis (pour 20 % de leur valeur faciale), se concentrent et cherchent repreneur. Mais les encours sont tels – sans même parler des problèmes politiques posés par le recouvrement des crédits (qui pousse les entreprises à se déclarer en faillite, ce qui conduit à des opérations judiciaires qui durent autour de six ans) et des restructurations des banques locales – que le processus traîne en longueur. Heureusement, la banque centrale italienne, pour le compte de la BCE, détient presque 19 % de la dette publique du pays, et les banques italiennes presque 18 %. Aussi longtemps que le financement des banques par la BCE se poursuivra à ces conditions super-privilégiées, c’est une marge sûre qui leur vient, pour se refaire, sachant que d’un autre côté cette intervention de la BCE pèse sur les taux des crédits, donc sur les marges. N’empêche, les banques domestiques se montrent nettement plus souples dans l’octroi de crédits en ce début d’année. On comprend, dans ce contexte, que le coin italien (avec Mario Draghi sans doute) n’est pas pressé d’une normalisation des taux.

Pour le coin français, une certaine normalisation serait nécessaire au vu de la montée des crédits aux entreprises qui inquiète la Banque de France. Mais les banques viennent d’annoncer une baisse de leurs conditions de crédit, même si leurs résultats sont sous pression. Elles l’attribuent à la force de la concurrence et à la diminution perçue du risque. D’ailleurs, elles entendent continuer sur cette lancée. Les crédits bancaires avancent ainsi en France de 5,4 % sur un an en janvier pour les grandes entreprises, de 4,7 % pour les ETI et de 3,7 % pour les PME. La position du «coin français» est donc intermédiaire. Les entreprises s’endettent pour investir et pour financer leur croissance externe, en fonction de leurs marges toujours trop faibles et d’anticipations un peu plus inquiètes. On attend donc dans son coin, pour ne déplaire à personne.

Comment en sortir ? Attendre de meilleures statistiques ou jouer la montre ? Markit dit que le deuxième trimestre s’annonce sous de meilleurs auspices en Allemagne et en France. Jouer la montre ou, selon Mario Draghi, pratiquer «la prudence et la persévérance». Autrement dit, ne pas se hâter d’annoncer la fin des achats d’actifs et la normalisation des taux, par rapport à d’autres membres pour qui l’utilisation du terme «confiance» serait interprété comme un signal de «hausse». Une hausse toute relative cependant, qui serait le passage des taux de dépôts de - 0,4 % à - 0,3 % !

Et le quatrième coin ? Très obscur… Forte remontée des taux longs américains qui attirerait les taux européens, ou tensions dans la BCE à l’approche du départ de Mario Draghi, entre colombes et faucons, impatients ? Mais… ce n’est pas un jeu !

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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