Où est passée la «stagnation séculaire» ?

Publié le 16 mars 2018 à 15h16

Philippe Brossard

A la suite de la crise financière de 2008, la croissance dans les pays développés a eu beaucoup de mal à revenir à son rythme d’avant-crise et s’est développée l’hypothèse, formulée par Robert Gordon (2012) et Larry Summers (2013), que ce ralentissement pourrait être permanent, «séculaire». Gordon reprend l’idée traditionnelle que la croissance du PIB est égale à la croissance de la population active + les gains de productivité (c’est-à-dire la croissance du PIB par personne employée). Il estime que la croissance de très long terme pourrait revenir à un rythme très faible, du fait du ralentissement démographique et surtout d’une chute irréversible de la productivité. Passée l’accélération liée à la 2e révolution industrielle, commencée vers 1890, culminant vers 1970, celle-ci retournerait vers une progression minime (0,5 %).

Cette théorie semble frontalement contradictoire avec le développement des nouvelles technologies. Mais, pour Gordon, les évolutions technologiques du XXIe siècle ne seraient que des épiphénomènes, sans équivalent avec la généralisation de l’électricité ou de la plomberie (sic !) au XXe siècle. Pour Summers, il s’agit d’un affaissement durable de la demande finale, dont les nouvelles technologies seraient un facteur actif : les GAFA accumulent des super-profits qui ne sont pas redistribués et les nouveaux modèles économiques (Uber, etc.) réduisent les emplois. Début 2016, Larry Summers envisageait une probabilité de plus de 30 % que les Etats-Unis entrent en récession. Sans atteindre ce degré de pessimisme, le consensus des économistes et des institutions publiques a adopté des prévisions de croissance à moyen terme beaucoup plus basses que par le passé. Ainsi le potentiel de croissance aux Etats-Unis, autrefois estimé à 3 %, est généralement donné à 1,5 ou 1,8 %, somme d’une croissance de la population active de l’ordre de 0,5 % et de gains de productivité d’environ 1 %. En zone euro, les estimations sont comprises entre 1 % et 1,5 %. Le débat a gagné les marchés financiers pour devenir le socle de taux d’intérêt à long terme très bas et de craintes répétées sur le rendement futur des actions.

Mais les deux années écoulées jettent le doute sur cette hypothèse : les Etats-Unis et la zone euro semblent capables de croître durablement à des rythmes proches ou supérieurs à 2 % sans s’approcher d’une pénurie de main-d’œuvre qui accélérerait l’inflation. Les statistiques américaines de l’emploi de février ont été particulièrement intéressantes : l’emploi salarié progresse de plus de 550 000 postes en deux mois, mais le taux de chômage ne baisse pas, parce que des inactifs (non inscrits au chômage) reviennent sur le marché du travail à mesure que celui-ci se développe. Derrière le taux de chômage actuellement très bas (4,1 %) se cachent des ressources disponibles. Les évolutions salariales confirment cette impression : janvier, initialement annoncé à 2,9 %, a été revu en baisse à 2,8 %. Et les salaires ont décéléré à 2,6 % en février. L’inflation sous-jacente américaine reste très faible, entre 1,5 % et 1,8 %. Au-delà des réserves cachées du marché du travail, il y a peut-être aussi des trésors enfouis en matière de productivité. Depuis les années 1950, la productivité américaine a connu de larges fluctuations plutôt qu’une tendance régulière à la baisse. Elle est passée par une phase de faible progression (autour de 1 %, comme aujourd’hui) au début des années 1980. A cette époque, le paradoxe de la technologie était connu sous le nom de paradoxe de Solow, qui disait «voir des ordinateurs partout, sauf dans les chiffres de productivité». Mais cette période a été suivie d’un net redressement au cours des années 1990. Il apparaît donc que la productivité est un élément cyclique et non pas structurel. Il n’est pas très légitime de projeter sa faiblesse récente dans les estimations de croissance future. Gageons d’ailleurs que le consensus sur la productivité et la croissance potentielle en Europe et aux Etats-Unis est promis à une révision à la hausse, dans le sillage des révisions des prévisions à court terme.

Cela aurait de fortes implications de politique économique : la relance budgétaire de Trump n’est plus forcément absurde (horribile dictu), dans l’hypothèse d’un potentiel de croissance plus élevé. Et pourquoi pas en zone euro ? Les Banques centrales pourraient de leur côté accepter des croissances économiques plus élevées que prévues en 2018 et 2019, sans pour autant avoir à accélérer la remontée de leurs taux d’intérêt.

Philippe Brossard Chef économiste ,  AG2R

Philippe Brossard est le chef économiste d'AG2R La Mondiale.

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