Quelles sont les conséquences pour les consommateurs de l’importance croissante des grands investisseurs institutionnels ?

Publié le 28 octobre 2016 à 17h49

Edith Ginglinger

Plusieurs articles récents s’inquiètent d’une concentration croissante de la plupart des secteurs aux Etats-Unis. Plus de 90 % d’entre eux ont connu une augmentation de leur concentration au cours des deux dernières décennies, avec comme conséquence des taux de marge accrus, des performances boursières plus élevées et des opérations de fusions et d’acquisition plus profitables. Cette concentration est le résultat en particulier de la concentration des sociétés cotées : sur les vingt dernières années, il y a eu une réduction de moitié du nombre de firmes cotées, qui sont aujourd’hui moins nombreuses qu’en 1970, où le PIB des Etats-Unis était le tiers de ce qu’il est aujourd’hui[1]. Ces entreprises, moins nombreuses, sont également fréquemment détenues par les mêmes investisseurs institutionnels (fonds de pension, mutual funds et autres), qui possèdent 70 % à 80 % des sociétés cotées aux Etats-Unis. BlackRock est ainsi le principal actionnaire de près d’un cinquième des entreprises américaines. Cette importance des investisseurs institutionnels renforce les conséquences de la concentration sectorielle sur les prix payés par les consommateurs. En effet, la littérature économique a montré de longue date qu’un actionnariat commun entre plusieurs concurrents réduisait les incitations des entreprises à être en concurrence. Or la loi antitrust aux Etats-Unis permet aux investisseurs institutionnels d’exercer jusqu’à 15 % de droits de vote de toute entreprise, sans en avertir les autorités antitrust, dans la mesure où ils sont supposés être des investisseurs passifs (Hart-Scott-Rodino Act). De son côté, la réglementation européenne ne s’intéresse qu’aux prises de contrôle et ne concerne pas pour l’instant les blocs minoritaires, même si des débats sont en cours sur le sujet.

Pour illustrer les effets de l’existence d’actionnaires communs sur les prix et les marges, une étude récente[2] s’intéresse à l’industrie aéronautique aux Etats-Unis. Ce secteur présente l’intérêt de donner accès aux niveaux de prix et places disponibles sur chacune des lignes aériennes. Pour les trois plus grandes compagnies aériennes (Delta Airlines, United Airlines et Southwest Airlines), les dix plus gros actionnaires sont des investisseurs institutionnels qui détiennent ensemble respectivement 36 %, 68 % et 46 % du capital. On retrouve largement parmi eux les mêmes investisseurs (BlackRock, Fidelity, Wellington, Vanguard…). Pour chacune des lignes aériennes, un indice de concentration est calculé, et les auteurs mesurent si des variations dans la concentration de l’actionnariat se traduisent par des changements de prix des billets d’avion sur une ligne donnée. Toutes choses égales par ailleurs, l’étude montre que les prix des billets sont 10 % plus élevés en raison de l’actionnariat commun. Les investisseurs n’ont en effet aucun intérêt à ce que les entreprises détenues se fassent une concurrence active, dans la mesure où ils sont essentiellement intéressés par la rentabilité globale du secteur dont ils détiennent tous les acteurs. Plusieurs études récentes montrent que les investisseurs institutionnels sont peut-être des investisseurs passifs, mais certainement pas des actionnaires passifs[3] : ils vont rencontrer les dirigeants, exercer leur influence sur la gouvernance des entreprises détenues, parfois proposer la nomination d’un administrateur. Et même s’ils s’abstiennent totalement d’intervenir, il est probable que les dirigeants des entreprises intègrent dans leurs décisions l’intérêt de leurs actionnaires, d’autant qu’ils peuvent eux-mêmes trouver un avantage à des comportements coopératifs sur leurs marchés. Cet effet d’actionnariat commun résulte de l’importance des investisseurs institutionnels aux Etats-Unis. Il peut également dissuader certains activistes d’intervenir. En Europe continentale, l’importance des blocs d’actionnaires familiaux, qui sont non diversifiés, et l’absence de fonds de pension, peut tempérer cet effet, même si les institutionnels étrangers détiennent 45 % des actions des sociétés européennes cotées, selon un rapport de l’observatoire de l’épargne européenne pour la Commission européenne.

Les fusions et acquisitions entre entreprises du secteur ne sont ainsi pas les seules situations qui peuvent réduire la concurrence dans un secteur. La consolidation dans le secteur de la gestion d’actifs peut avoir des conséquences négatives sur la concurrence sur le marché physique des entreprises détenues par ces fonds. Les autorités de la concurrence devraient ainsi être vigilantes, dans l’évaluation des propositions de rapprochement dans la gestion d’actifs, à leur impact sur les secteurs des entreprises composant les portefeuilles.

[1] Ces données sont issues de Grullon, Larkin et Michaely, 2016, « Are US industries becoming more concentrated ? » ; www.cicfconf.org/sites/default/files/paper_388.pdf.

[2] Azar, Schmalz et Tecu, 2016, « Anti-competitive effects of common ownership » ; papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm.

[3] Par exemple Appel, Gormley, Keim, 2016, « Passive investors, not passive owners », Journal of Financial Economics, 121, 111-141.

Edith Ginglinger Professeur ,  Université Paris-Dauphine

Edith Ginglinger est professeur à l’Université Paris-Dauphine

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