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Les paradoxes de la valorisation des sociétés Internet

Publié le 15 décembre 2017 à 18h04

Jean-François Boulier

Comment valoriser des entreprises qui ne font pas de profits ? Beaucoup de sociétés Internet cotées en Bourse ne sont pas (encore) profitables. Pourtant les capitalisations des leaders dépassent de loin celles de secteurs classiques produisant depuis longtemps profits et dividendes pour leurs actionnaires. Le marché est-il devenu fou ? Les leçons de la bulle Internet qui a éclaté après le début du siècle n’auraient-elles pas été tirées ?

Comment valoriser des entreprises qui ne font pas de profits ? Beaucoup de sociétés Internet cotées en Bourse ne sont pas (encore) profitables. Pourtant les capitalisations des leaders dépassent de loin celles de secteurs classiques produisant depuis longtemps profits et dividendes pour leurs actionnaires. Le marché est-il devenu fou ? Les leçons de la bulle Internet qui a éclaté après le début du siècle n’auraient-elles pas été tirées ?

L’article intitulé «Pricing of Internet Companies : Searching for financial and non-financial value drivers», rédigé par Andrew Burnie et Safwan Mchawrab (*), vise à identifier les facteurs «explicatifs» de la valorisation des sociétés de la nouvelle économie. En analysant les cours d’un échantillon de 202 titres américains et du reste du monde à une date, en août 2015, il tente de déceler les paramètres financiers et les indicateurs non financiers qui pourraient déterminer la très grande variation des prix entre sociétés. Leur choix a consisté à retenir le ratio capitalisation sur ventes comme variable à expliquer, en effet la normalisation par les profits ou par les valeurs comptables n’est guère pertinent, comme on le comprend aisément.

Les facteurs financiers retenus par les auteurs susceptibles d’expliquer les variations de ce ratio dans l’échantillon sont les revenus nets, la croissance des ventes, la taille, les dépenses et le dividende (quand il existe). Ces facteurs n’expliquent qu’une très modeste part, 15 %, des différences entre les prix. Des facteurs non financiers, comme le nombre et la durée des visites sur les sites, sont aussi considérés, mais ils ne sont pas toujours disponibles (en fait seulement pour une petite moitié de l’échantillon). Une fois pris en compte, le degré d’explication grimpe à 45 % et la variable non financière la plus pertinente est le nombre de mentions des sociétés dans les médias.

Une approche plus fouillée amène assez logiquement à séparer les sociétés profitables des autres. À raison d’ailleurs, car la sensibilité aux revenus nets change de signe selon la profitabilité ! Pour les sociétés profitables, le cours est d’autant plus élevé que les revenus nets sont élevés, comme le veut la logique financière. Mais pour les entreprises non profitables, l’étude montre que plus les pertes sont importantes plus les cours sont élevés. La croissance des ventes est en revanche le facteur commun quelle que soit la profitabilité ; c’est un facteur très déterminant, jouant positivement sur la valorisation. De même les dépenses en cash sont perçues comme un facteur positif, l’interprétation en étant que les débuts d’activité de ces sociétés impliquent d’importants budgets marketing et de recherche développement. En outre pour les valeurs non profitables la volatilité et la taille sont autant de facteurs pesant négativement sur les cours. Pour la volatilité c’est une logique de risque et pour la taille sans doute attribuable à la prime de risque liée aux «petites valeurs».

Cela étant étudié, il reste une bonne moitié de la variation intra échantillon non expliquée. Comme il y a des histoires particulières, des composantes liées aux marchés spécifiques des entreprises ou encore à leur management, il n’est pas surprenant que cette part reste importante. Les professionnels, notamment les gérants spécialisés dans les secteurs de la technologie, ne s’étonnent pas outre mesure de l’importance de facteurs spécifiques à chaque entreprise ; ils soulignent aussi la correspondance temporelle entre la variation des revenus et la croissance des cours. Cela est donc cohérent avec le fait que la croissance du chiffre d’affaires apparaît être un facteur très important dans l’analyse statistique conduite par les auteurs de l’article.

Mais cette corrélation est-elle totalement suffisante ? Si les accroissements sont en ligne, les valorisations de départ n’étaient peut-être pas cohérentes. L’ensemble de l’économie est touchée par la vague numérique et les sociétés Internet sont parmi les premières à en bénéficier. Est une raison suffisante pour penser que les profits ne comptent pas ou que les profits futurs sont bien calibrés par le marché ? Les errements de la bulle Internet sont encore dans les mémoires. Les excès marketing aussi. Une étude avait montré qu’en 1999 les sociétés qui avaient adjoint le fameux «.com» à leur nom, que cela soit justifié (parfois) ou non (le plus souvent), augmentaient de plus de 50 % leur cours de Bourse.

Le secteur numérique n’aura pas que des gagnants et les gagnants d’un jour peuvent manquer un virage, tant les évolutions techniques sont rapides et fortes. Difficile dans ces conditions de ne pas investir dans ce secteur, mais difficile aussi de ne pas penser qu’il est plus propice aux surévaluations.

 

* article publié dans «Bankers Markets & Investors», numéro 147, 2017. L’article a fait l’objet d’une présentation à l’article Agora de la Gestion d’Actif le 7/11/2017.

Jean-François Boulier Président d'honneur ,  Af2i

Jean-François Boulier est président d'honneur de l'Af2i.

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