Vers l’irréversibilité des politiques monétaires expansionnistes

Publié le 23 janvier 2015 à 15h54    Mis à jour le 23 janvier 2015 à 19h11

Patrick Artus

Nous pensons qu’il n’y a plus aujourd’hui de cycle économique lié au cycle de la politique monétaire et de l’inflation, comme on l’avait observé des années 1970 aux années 2000. Au contraire, nous pensons que les politiques monétaires vont rester durablement expansionnistes, pour deux raisons. Tout d’abord la «dispa

rition de l’inflation», avec l’évolution du fonctionnement des marchés du travail et de la croissance mondiale, donc des prix des matières premières. Ensuite, avec le fait que plus les taux d’intérêt ont été durablement bas, plus il est difficile de les faire remonter en raison des pertes induites pour les détenteurs d’obligations. Dans le passé, les cycles économiques, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Europe continentale, étaient liés aux cycles de l’inflation et aux cycles des politiques monétaires. En fin de période d’expansion, les coûts salariaux accéléraient, l’inflation anticipée et l’inflation augmentaient, ce qui conduisait les Banques centrales à accroître les taux d’intérêt. Il en résultait un retournement à la baisse de la demande intérieure qui faisait disparaître l’inflation et permettait de réduire les taux d’intérêt après une période assez courte de temps et de faire repartir l’économie. Ceci s’est observé en 1980-1981, en 1990-1992, en 2000-2001. On avait donc des cycles alternant expansions et récessions et qui étaient liés aux cycles de la politique monétaire en réaction à l’inflation. Nous pensons que ces «cycles monétaires» ont aujourd’hui disparu, et vont être remplacés par des politiques monétaires restant durablement expansionnistes : taux d’intérêt faibles par rapport à la croissance, maintien d’une liquidité abondante. La première cause de cette évolution est la «disparition de l’inflation». La rupture dans le fonctionnement des marchés du travail est impressionnante. Même dans les pays qui parviennent au plein emploi (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon), les salaires réels n’accélèrent pas ou même reculent. La faiblesse du salaire réel dans la zone euro s’explique bien sûr par le niveau élevé du chômage. La perte considérable de pouvoir de négociation des salariés s’explique par la désyndicalisation, par la flexibilisation des marchés du travail (proportion de plus en plus élevée de contrats de travail temporaires, sans protection), par la mondialisation. Ceci implique que même les périodes de croissance ne font plus revenir l’inflation. Certaines évolutions sont spectaculaires : la stagnation du pouvoir d’achat du salaire médian aux Etats-Unis depuis plus de 20 ans ; la hausse du nombre de salariés devenant salariés indépendants au Royaume-Uni. La seconde cause de la disparition de l’inflation est le passage de la croissance et de la croissance potentielle du monde en dessous du niveau (autour de 4 %) qui fait apparaître une hausse des prix des matières premières. La baisse des prix de l’énergie, des métaux, renforce l’absence d’inflation qui vient de la formation des salaires. On observe de plus la faiblesse des économies des grands émergents avec les multiples goulots d’étranglement (travail qualifié, énergie, infrastructures de transport) qui les affectent, et la baisse du poids de l’industrie dans l’économie mondiale, qui renforcent le recul des prix des matières premières. Si, pour ces deux raisons (fonctionnement nouveau des marchés du travail, croissance mondiale insuffisante pour faire monter les prix des matières premières), l’inflation ne revient pas même dans les phases d’expansion, le comportement des Banques centrales doit être modifié. Les Banques centrales «rigides» appliquent strictement leur mandat et essaient de faire remonter l’inflation vers son niveau historique de 2 % : c’est le cas de la BCE avec la mise en place du quantitative easing. Les Banques centrales «flexibles» se contentent de conserver un biais expansionniste aux politiques monétaires avec une remontée très lente de leur taux d’intérêt directeur, qui est bien anticipée aujourd’hui par les marchés financiers : c’est le cas de la Réserve fédérale et de la Banque d’Angleterre. La seconde cause de l’irréversibilité des politiques monétaires expansionnistes est liée à la situation des détenteurs d’obligations. Dans le passé, les taux d’intérêt à long terme n’étaient faibles que pendant une période assez courte de temps, pendant les récessions, la remontée ultérieure des taux d’intérêt à long terme ne générait donc que des pertes en capital limitées pour les investisseurs institutionnels. Les taux d’intérêt à long terme ont aujourd’hui été faibles suffisamment longtemps pour que pratiquement tous les portefeuilles obligataires aient eu le temps d’être renouvelés et constitués d’obligations à coupons très faibles. Une remontée des taux d’intérêt entraînerait donc des pertes en capital massives pour les détenteurs d’obligations (investisseurs institutionnels, banques), ce que les Banques centrales ne peuvent pas accepter. Comme au Japon, les Banques centrales doivent alors mener des politiques monétaires maintenant des taux d’intérêt à long terme bas, pour éviter la crise financière qui résulterait de la remontée des taux d’intérêt. Nous voyons donc au total deux raisons pour lesquelles les politiques monétaires expansionnistes sont devenues irréversibles : la disparition de l’inflation, et la volonté des Banques centrales d’éviter une crise pour les détenteurs d’obligations. Bien sûr, ceci pose plusieurs questions de fond. D’abord sur le mandat des Banques centrales. Si l’inflation a effectivement disparu, le mandat des Banques centrales ne peut plus être de ramener l’inflation à 2 %. Il faut réfléchir alors à d’autres possibilités : objectif de croissance nominale, de stabilité des prix des actifs, de croissance régulière de la liquidité. Ensuite, sur le piège des taux d’intérêt à long terme durablement bas : forcer les investisseurs et les banques à détenir des portefeuilles obligataires, avec des coupons très faibles, génère un risque de crise financière auquel les Banques centrales devraient être sensibles.
Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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