Comment travaillent…

Les directeurs financiers de la gastronomie

Publié le 12 décembre 2014 à 11h38    Mis à jour le 12 décembre 2014 à 17h06

Morgane Remy

Préparer la table du réveillon nécessite de l’anticipation… y compris pour les directions financières des fournisseurs concernés ! Pour gérer ce pic d’activité, il leur faut à la fois disposer du besoin en fonds de roulement et des ressources humaines nécessaires. Un objectif qui ne les empêche pas de veiller à donner à l’entreprise les moyens de se développer à plus long terme.

A Noël, lorsque nous dressons notre table, c’est un peu du patrimoine français que nous invitons chez nous. Les maisons Vranken Pommery (née en 1976), Lenôtre (1957), Labeyrie (1946) et celle du chocolatier lyonnais Voisin (1897) représentent le luxe des fêtes de fin d’année mais aussi un savoir-faire national. Et, pour ces sociétés, la période des fêtes est stratégique ! «Nous vendons 50 % de nos bouteilles de champagne en fin d’année», témoigne Patrice Proth, secrétaire général de Vranken-Pommery Monopole (315 millions d’euros de chiffre de d’affaires).Chez Labeyrie, ce n’est pas moins de 70 % des ventes de foie gras qui s’effectue entre fin novembre et fin décembre. «Et cette concentration des ventes à l’approche de Noël est habituelle pour des produits festifs, souligne Philippe Perrineau, directeur administratif et financier de Labeyrie Fine Foods (800 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont 250 millions d’euros pour Labeyrie). Les consommateurs font attention au quotidien, mais se font plaisir au moment des fêtes.»

Pour les entreprises possédant des boutiques, le mois de décembre est également important. Il représente 30 % du chiffre d’affaires pour Voisin (16 millions d’euros de chiffre d’affaires) et 20 % pour les magasins de Lenôtre (le chiffre d’affaires global de Lenôtre, incluant les activités de retail, le traiteur, le conseil et la formation, représente plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires). «Nous réalisons également près de 80 % de nos ventes portant sur le catalogue de cadeaux d’affaires en décembre», ajoute Alexandre Basseur, directeur financier et juridique.

Mais pour que champagne, toast de foie gras, petits plats et chocolats se retrouvent sur nos tables en abondance, les sociétés du secteur ont dû se livrer à un fin pilotage. Noël se planifie souvent dès le mois de janvier précédent. Et la direction financière de ces sociétés participe pour beaucoup à cette préparation millimétrée. «Par exemple, nous construisons le calendrier de promotions avec nos partenaires de la grande distribution dès le début d’année, explique Patrice Proth. Côté production, dans le champagne, nous devons même anticiper le besoin des clients, leurs envies, trois à quatre ans auparavant pour respecter le processus de vinification.» Le rôle de la direction financière dans cette anticipation est encore méconnu : c’est elle qui, grâce à ses données clients, essaie de faire émerger des tendances pour les années à venir (voir encadré), puis s’assure d’avoir les moyens de répondre aux futurs besoins des consommateurs.

Se procurer assez de matières premières

La première chose à anticiper dans le commerce de bouche est l’achat des matières premières, qu’il s’agisse de raisins de Champagne, de café, de cacao, etc. «Nous ne pouvons simplement pas nous permettre d’en manquer», résume Guillaume de Jubécourt, directeur administratif et financier de Cafés Chocolats Voisin. Pour les produits de Noël, toutes les commandes de matières premières sont donc passées avant l’été. Pour autant, le timing de ces achats est primordial. «Les prix en boutiques ne changent qu’une ou deux fois par an et nous ne pouvons pas répercuter toutes les éventuelles hausses des prix de nos matières premières, explique Guillaume de Jubécourt. En outre, nous tenons à vendre des produits de luxe à un prix accessible. Nous devons donc acheter aux bons moments pour ne pas rogner des marges déjà contenues. Or, en 15 jours, le cours de bourse du cacao ou du café peut augmenter – ou baisser – de plus de 50 % !» Le responsable des achats, au sein de la direction financière, suit donc les cours tous les jours afin de choisir le meilleur moment pour acheter. De plus, de manière simple, des contrats à terme permettent à la PME de se couvrir sur plusieurs mois.

Chez Lenôtre, si l’ensemble des matières premières n’est pas coté en bourse, elles sont tout de même suivies de près. La consommation de matières premières rapportée au chiffre d’affaires des produits alimentaires constitue un des principaux ratios suivis mensuellement par la direction financière, la direction générale et les directeurs opérationnels. Le ratio main-d’œuvre, correspondant aux frais de personnel ramenés au chiffre d’affaires global, est également abordé régulièrement.

Gérer au plus près les ressources humaines

Les effectifs constituent effectivement le second défi des entreprises de ce secteur, surtout celles qui possèdent des boutiques. Ainsi, chez Lenôtre, tout le monde donne un coup de main en magasin ou dans l’atelier de production les derniers jours de décembre… y compris les financiers et les cadres dirigeants ! Outre cette aide ponctuelle, Alexandre Basseur, accompagné par la direction des ressources humaines, tente d’optimiser au mieux les effectifs pour tenir compte de cette forte saisonnalité. «Nous appliquons la modulation du temps de travail, en augmentant le nombre d’heures supplémentaires et limitons les congés pendant les périodes d’affluence, précise ce dernier. Nous recrutons également de nombreux CDD, pour compléter.»

Chez Voisin, les effectifs atteignent 240 personnes en fin d’année. Celui des magasins est en effet doublé en décembre. L’enjeu est alors de former chacun des nouveaux arrivants, notamment aux confiseries, chocolats et cafés, et à la façon de les produire. «S’ils ne peuvent pas répondre aux questions des clients ou emballer le produit de manière à le respecter, nous courons à l’échec, résume Guillaume de Jubécourt. Nous ne sous-estimons donc pas cette problématique.» Ainsi dans ce secteur, il est récurrent que les ressources humaines, dans les PME, ou la paie, dans les ETI, soient de la responsabilité du directeur financier. Ce dernier a alors la charge de trouver le bon équilibre en besoin ponctuel de main-d’œuvre, qualité et coûts.

Encadrer le besoin en fonds de roulement

En parallèle du recrutement, les entreprises constituent leurs stocks. Ainsi, Voisin lance la production dès septembre pour les produits qui se conservent et accélère la cadence dans sa chocolaterie jusqu’à la fin de l’année. Le stock de la PME double alors, pour atteindre près de 15 % du chiffre d’affaires ! Chez Labeyrie, les stocks s’accroissent de janvier à octobre, pour diminuer ensuite avec les expéditions de la période de Noël. «Il n’est pas possible d’élever le nombre de canards nécessaires en quelques semaines seulement pour obtenir les quantités de foie gras vendues à Noël, explique Philippe Perrineau. Le cycle d’élevage s’étend donc sur toute l’année alors que les ventes sont saisonnières.» Côté financier, cela se traduit par un fort besoin en fonds de roulement, avec un pic en fin d’année. Labeyrie livre la grande majorité de ses produits à base de canard en décembre, puis doit attendre un délai de règlement de 30 jours, propre aux produits frais. «Notre trésorerie redevient donc positive dès la mi-janvier», conclut Philippe Perrineau.

En effet, la seconde problématique relative au besoin de fonds de roulement que doivent gérer ces entreprises est le poste client. Si cette question est inexistante en boutique, avec un règlement immédiat des particuliers, les autres activités visant les professionnels méritent toute l’attention de la direction financière. «Nous développons une culture du cash visant à sensibiliser les opérationnels et les inciter à activer les bons leviers, explique Alexandre Basseur. Nous avons travaillé à l’optimisation des délais de paiement (DSO), revu les conditions générales de vente avec les commerciaux et nous nous assurons que nos plus gros clients, notamment à l’international, sont bien solvables, afin de limiter les risques.» Chez Vranken-Pommery Monopole, cette problématique est traitée grâce à deux assureurs crédit, couvrant les clients français et internationaux. La direction financière est également proactive et étudie systématiquement la solvabilité des prospects, afin d’aider les commerciaux à réaliser de la croissance rentable.

Trouver le meilleur équilibre d’endettement

Mais ce qui mobilise le plus la direction financière de Vranken-Pommery Monopole demeure le financement de ses stocks. En effet, les producteurs du plus prestigieux des effervescents possèdent dans leur cave l’équivalent de trois ans des ventes à venir… tandis que les vignerons ont bien été payés à la livraison de leurs raisins. «Nous portons dans notre bilan l’équivalent de 625 millions d’euros de stocks en 2013, précise Patrice Proth. Mon objectif est que la valeur de la dette se rapproche le plus possible de celle de nos caves.» Le ratio endettement sur stock était effectivement de 1,02 en 2013. Cette dette est composée traditionnellement de crédits de vieillissement, des produits bancaires dédiés à la production de champagne. Mais, depuis 2013, le groupe dispose aussi de deux financements obligataires émis en France et en Belgique, pour 175 millions d’euros. «Ce financement a un taux légèrement supérieur à notre coût moyen d’endettement mais leur maturité de six ans, contre trois ans pour les prêts de vieillissement, nous offre une visibilité précieuse en cette période conjoncturelle incertaine», explique Patrice Proth.

Labeyrie, pour sa part, a également diversifié sa dette cette année. Exclusivement financé pendant longtemps par un pool bancaire, le groupe a désormais recours à l’affacturage pour une partie de son besoin de financement à court terme. Surtout, il a procédé à une émission obligataire high yield de 275 millions d’euros sur sept ans, en mars 2014. «Nos objectifs étaient, par ordre décroissant d’importance, de réduire les coûts d’endettement mais aussi de retrouver la flexibilité nécessaire à de nouvelles acquisitions en termes de covenant et d’allonger la maturité de la dette», explique Philippe Perrineau.

Se développer prudemment à l’étranger

En effet, outre l’échéance de Noël à court terme, les directions financières préparent avant tout l’avenir de l’entreprise. Il leur faut tout d’abord s’assurer qu’elle soit toujours compétitive. «Nos contrôleurs de gestion mènent un travail important auprès des opérationnels afin d’améliorer la performance des usines, note Philippe Perrineau. Chaque année, nous améliorons ainsi la productivité entre 2 % et 5 % par an et nous réduisons nos coûts de logistique et d’entreposage de 1,5 %.» La direction financière travaille également avec les commerciaux afin de les aider dans les négociations clients, surtout face à de grands distributeurs qui tentent d’obtenir des prix attractifs. Il s’agit alors de piloter au plus près afin que chaque euro dégagé puisse être réinvesti, notamment en recherche et développement et en marketing.

Cette même stratégie de prudence ressort au sein de la PME familiale Voisin. Elle a ainsi réussi à autofinancer toutes les ouvertures de ses boutiques grâce, notamment, à une politique de dividendes modestes. «Nous consacrons tous les ans entre 600 000 et 800 000 euros à l’investissement, précise Guillaume de Jubécourt. Nous rénovons trois boutiques par an ou nous en ouvrons une nouvelle.» Ainsi, Voisin a ouvert ou refait récemment des boutiques à Chambéry et Lyon… et réfléchit désormais à de nouvelles opportunités en France et à l’export. A l’étranger, la franchise serait alors envisagée, ce qui éviterait des investissements trop importants.

Vranken-Pommery Monopole, qui est déjà bien implanté à l’international et vend ses bouteilles aux Etats-Unis, au Japon et en Australie, est également prudent. «Malgré le fait que ces marchés soient porteurs, nous ne renonçons pas pour autant aux marchés européens qui représentent toujours près de 90 % de notre chiffre d’affaires : les habitudes de consommation de champagne sont plus ancrées et nous avons un bon maillage de distribution !», témoigne Patrice Proth. Des stratégies équilibrées qui permettent à ces entreprises de se développer malgré la crise.

Vranken – Optimiser le poste client pour éviter les mauvaises surprises

Les stocks de champagne étant nécessaires au processus de vinification et les vignerons étant payés à la livraison, le seul levier d’optimisation du besoin en fonds de roulement demeure le poste client. Une attention toute particulière lui est donc accordée chez Vranken.

. En plus de la couverture de deux assureurs crédit sur les clients actuels, la direction financière se renseigne systématiquement sur les états financiers des prospects en amont des fêtes et met en avant les plus solvables d’entre eux auprès des commerciaux. Ainsi ses derniers prospectent d’abord les clients potentiels les plus solides financièrement.

. Autre sujet de préoccupation : les fraudes. «Nous avons toujours quelques tentatives consistant à changer l’adresse de livraison, à la dernière minute, afin de voler la cargaison de nos camions, explique Patrice Proth. Nous interdisons donc le changement de lieu.» Mais une vigilance de tous les instants est de mise car ces tentatives sont en constante augmentation dans le secteur du luxe.

. Sur le long terme, c’est-à-dire en amont des trois ans nécessaires à la production d’un champagne, la direction financière estime les besoins de clients à partir de sa base de données. Il y a quelques années Vranken avait su anticiper l’émergence du goût pour le champagne rosé, qui constitue près de 10 % de leur CA actuel. Pour demeurer le plus précis possible, la direction financière interconnecte actuellement toutes ses filiales à son ERP afin d’avoir une base clientèle homogène. Grâce à cela, la direction financière tente déjà de deviner ce que les clients boiront à Noël, en 2018 !

Potel et Chabot, la table d’exception pour les professionnels, s’exporte bien

Fondée en 1820, le traiteur pour événements professionnels Potel et Chabot reste le leader en France avec 100 millions d’euros. Si son pic d’activité se situe en été, ses problématiques économiques et financières sont similaires aux autres sociétés du secteur.

. La société doit faire face à un pic d’activité en juin, où une part importante des événements professionnels se concentre. «Nous cherchons à ajuster nos ressources en permanence, explique Xavier Cottineau, chief financial officier de Groupe Financière Louis, regroupant les traiteurs événementiels haut-de-gamme Potel et Chabot et Saint-Clair. Nous travaillons donc en étroite collaboration avec la direction générale et les directions opérationnelles pour adapter nos plans de recrutement ou moduler les prix de location de nos salons de réception – comme le Pavillon Gabriel, le Pavillon Cambon ou l’Hôtel d’Evreux, à Paris – en fonction de la demande, en appliquant les principes du «yield management»». La direction financière met alors à jour régulièrement les projections et fait ensuite évoluer les prix, comme le ferait une compagnie aérienne pour ses billets.

. Potel et Chabot doit également gérer ses problématiques de financement. Outre l’optimisation du poste client, avec des personnes dédiées à cette tâche et une mobilisation des équipes commerciales pour la relance des retardataires, le groupe vient de refinancer l’intégralité de sa dette. «Nous venons de remettre à plat notre financement pour l’adapter aux besoins du groupe en termes de structure et de maturité, afin de pouvoir réaliser les investissements nécessaires à notre développement», explique Xavier Cottineau. Ces nouveaux crédits serviront notamment à accélérer le développement du groupe vers l’international.

. La société compte bien exporter de plus en plus son savoir-faire français. Avec des partenariats à Dubaï, Shanghai, Hong-Kong et São Paulo, Potel et Chabot a déjà franchi la première étape. Mais à l’instar des autres entreprises du secteur, la prudence reste de mise. «En Asie, nous avons signé un partenariat avec les hôtels Sofitel pour pouvoir nous appuyer sur leurs infrastructures, explique Xavier Cottineau. Cela nous permet de développer notre activité en capitalisant sur nos savoir-faire tout en limitant les investissements et nos frais fixes.» Et en bénéficiant du réseau déjà établi par Accor, afin de circonscrire les risques liés à un nouveau marché.

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