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Les directeurs financiers de l'agroalimentaire

Publié le 20 juin 2014 à 12h42    Mis à jour le 27 juin 2014 à 19h07

Nathalie Halpern

Confrontés à une forte pression sur les prix de vente, les directeurs financiers de l’agroalimentaire doivent aussi faire face à la volatilité croissante des cours des matières premières. Dans cet environnement incertain, pour financer leur entreprise, ils diversifient de plus en plus leurs ressources hors de l’endettement bancaire, en misant sur l’obligataire et les placements privés.

Pour les directeurs financiers de l’industrie agroalimentaire, cela ne fait pas de doute. L’une des spécificités du secteur est la pression sur les prix exercée par la grande distribution. «L’une des principales contraintes de l’industrie agroalimentaire est la pression toujours plus forte de la grande distribution française sur les prix de vente de nos produits, et donc sur nos marges, chaque année», souligne Olivier Gardies, directeur administratif et financier du groupe Sodiaal, la première coopérative laitière française (Yoplait, Entremont, Candia, etc.).

En début d’année, les négociations entre industriels de l’agroalimentaire et grandes enseignes ont été particulièrement tendues, alors que ces dernières, lancées dans une guerre des prix, demandent toujours plus de rabais à leurs fournisseurs. «Les négociations avec la grande distribution ont été très difficiles cette année, probablement les plus difficiles depuis 2008», constate Grégory Sanson, directeur financier du groupe Bonduelle, spécialisé dans le légume prêt à l’emploi. Le directeur financier joue un rôle primordial lors de ces discussions. Il doit en effet réaliser des projections à partir de tous les prix de vente envisagés, au centime près, afin de déterminer à partir de quel niveau son entreprise risque de ne pas réaliser un bénéfice suffisant.

La pression sur les industriels de l’agroalimentaire est d’autant plus forte qu’ils sont également confrontés, à l’autre bout de la chaîne, à une envolée des prix des matières premières (blé, lait, maïs, etc.) qu’ils achètent afin de les transformer. «Nous sommes pris en étau entre des prix d’achat de matières premières qui s’envolent, et des prix de vente que nous pouvons difficilement augmenter», résume un directeur financier. D’où une multiplication des plans de restructuration dans le secteur, et une hausse des défaillances (voir chiffres clés).

Pour les producteurs de blé, maïs ou de lait, situés en amont, la hausse des cours de leurs produits est, en revanche, une aubaine. Cependant, qu’ils soient producteurs ou transformateurs, tous sont confrontés à une volatilité croissante.

Volatilité des matières premières

«Depuis quelques années, la volatilité des prix des matières premières agricoles s’accroît. Les événements climatiques récents expliquent ce phénomène, ainsi que l’essor des marchés à terme des matières premières agricoles», explique Paul Roux, directeur administratif et financier de Vivescia, la première coopérative céréalière française qui est également très présente dans la meunerie et la boulangerie. Pourquoi un tel essor des marchés à terme ? Les producteurs de céréales les utilisent de plus en plus, pour se couvrir des fluctuations. «Nos commerciaux y prennent des options tous les jours dès qu’ils vendent une tonne de malt ou de farine», indique Paul Roux (voir encadré). D’autre part, des acteurs financiers, tels que des banques et des fonds d’investissement, interviennent aussi de plus en plus sur les marchés à terme, en y investissant des sommes importantes, ce qui augmente leur volatilité. «La volatilité des prix des matières premières agricoles est devenue le risque majeur de notre métier», estime Paul Roux.

La réforme de la Politique agricole commune (PAC) et la disparition programmée des quotas européens sur certains produits agricoles, tels le lait, risque encore de l’accentuer. «A partir du 1er avril 2015, les volumes produits et les prix du lait ne seront plus encadrés dans l’Union européenne. Ils seront fixés librement en fonction des cours mondiaux, et notamment ceux de la Nouvelle-Zélande qui est le plus gros exportateur de lait», explique Olivier Gardies, de Sodiaal. Afin de se préparer à cette échéance, la coopérative laitière a décidé d’accélérer son internationalisation. «Nous nous développons notamment en Chine où la demande de poudre de lait est forte, et croît très rapidement. Nous réalisons désormais 10 % de notre chiffre d’affaires en Chine, et 30 % à l’international au total, et cette part va augmenter», explique Olivier Gardies.

A l’image de Sodiaal, afin de trouver de nouveaux relais de croissance, hors des marchés européens marqués par la puissance de la grande distribution et la morosité de la consommation, la plupart des entreprises de l’agroalimentaire accélèrent leur développement à l’international, à coup de croissance interne et d’acquisitions. Bonduelle, qui réalise 35 % de ses ventes hors d’Europe, veut grandir en Amérique, notamment. «L’international est un axe prioritaire», souligne Grégory Sanson.

Lancées dans une course à la taille et à la mondialisation, ces entreprises ont toutefois un besoin important de moyens financiers pour ce faire. D’autant qu’elles investissent aussi beaucoup dans leur outil de production. «La problématique du financement et celle de la structure de la dette sont devenues stratégiques dans notre secteur. Notre industrie est très capitalistique par nature. Elle a besoin d’autant plus de capitaux qu’elle s’internationalise et investit beaucoup», souligne Grégory Sanson. Or, les banques, confrontées à de nouvelles contraintes réglementaires, sont quant à elles devenues plus réticentes à prêter. «Les financements bancaires qui étaient abondants et peu chers avant la crise financière sont devenus plus rares et coûteux. Aussi nos entreprises diversifient-elles leurs financements hors de l’endettement bancaire», poursuit Grégory Sanson.

Pernod mise sur l’obligataire

De plus en plus de directeurs financiers du secteur tablent désormais sur une telle politique. En diversifiant leurs ressources, ils réduisent la dépendance de leur entreprise auprès des banques, en se tournant vers d’autres investisseurs. Pernod Ricard a opté pour une telle stratégie dès 2008, alors que le groupe de vins et spiritueux était très endetté suite à l’acquisition de la société suédoise Vin & Sprit, propriétaire de la marque de vodka Absolut. Cette même année débutait la crise financière, et les banques étaient secouées par une crise de liquidités. «Notre dette était alors quasiment à 100 % bancaire. Nous nous sommes fixé comme objectif de la refinancer de 80 % à 100 % par financement obligataire», indique Gilles Bogaert, directeur général adjoint finances de Pernod Ricard.

«Au-delà d’une moindre dépendance à l’égard des banques, le financement obligataire nous a permis d’obtenir des conditions très intéressantes alors que les taux de marchés sont à des niveaux historiquement bas. Il nous a aussi permis d’emprunter à plus long terme, à 5 ans, 6 ans, 10 ans, et même 30 ans aux Etats-Unis. Nous avons ainsi réussi à allonger la maturité de notre dette, et à éviter le mur de la dette qui se profilait à l’été 2013, explique Gilles Bogaert. Les investisseurs s’intéressent beaucoup au secteur de l’agroalimentaire.»

Depuis 2008, Pernod Ricard a procédé à pas moins de sept émissions obligataires, en euros et en dollars, pour un montant de 9 milliards d’euros au total. La dernière émission de 850 millions d’euros a été réalisée en mars dernier. Résultat : la dette du groupe est aujourd’hui financée à 90 % par des obligations, et à 10 % par des emprunts bancaires. Les grands groupes ne sont pas les seuls à miser sur la désintermédiation. Des sociétés agroalimentaires de taille plus petite veulent également réduire leur dépendance à l’égard des banques, obtenir des conditions de financement plus avantageuses, et allonger la maturité de leur dette. Mais, au vu de leur taille, elles n’ont pas accès au marché obligataire qui nécessite des emprunts d’au moins 300 millions d’euros selon les experts. Elles se tournent donc, de plus en plus, vers les placements privés.

Le succès des Euro-PP

C’est notamment le cas de Bonduelle, qui figure parmi les précurseurs dans ce domaine. Dès 2012, le groupe a émis un emprunt Euro-PP, d’un montant de 145 millions d’euros sur 6,5 ans. Ce marché était alors émergent. «Bonduelle a été la première société de taille intermédiaire non notée à émettre un Euro-PP, rappelle Grégory Sanson. Notre objectif était de financer trois acquisitions que nous venions de réaliser.» La dette du spécialiste des légumes est désormais composée à 50 % d’emprunt bancaire, et à 50 % d’Euro-PP et d’USPP.

Le groupe fromager Bel (Kiri, La Vache qui rit, Babybel, etc) a également réalisé, dès 2012, un placement privé obligataire européen (Euro-PP) de 160 millions d’euros sur six et sept ans en grande partie auprès d’investisseurs institutionnels français. «Nous avons été parmi les premières entreprises en France à lancer un tel emprunt», se souvient Bruno Schoch, directeur général délégué en charge des affaires financières et juridiques, des systèmes d’information du Groupe Bel. Depuis, le marché des Euro-PP connaît un bel essor. Et même des groupes coopératifs s’y lancent. La deuxième coopérative laitière française, Agrial, n’a ainsi pas hésité à recourir à un tel placement l’année dernière, levant 100 millions d’euros.

Pionniers en matière de Schuldschein

Adeptes des financements innovants, les directeurs financiers de l’agroalimentaire ont également été intéressés par un autre produit de placement privé, le «Schuldschein», qui est un crédit bancaire. Bel a ainsi été l’une des premières sociétés européennes de taille intermédiaire à lancer un Schuldschein, en juin 2013. Le placement compte deux tranches, l’une de 140 millions d’euros, et l’autre de 110 millions de dollars, pour des maturités allant jusqu’à 10 ans. «Notre offre a été largement sursouscrite. Des investisseurs institutionnels et des banques européennes et asiatiques ont notamment investi dans cette opération», commente Bruno Schoch.

«Le Schuldschein, qui est un produit très souple, permet de mieux atteindre les investisseurs étrangers», constate Olivier Gardies, directeur administratif et financier du groupe Sodiaal. Cette coopérative laitière s’est lancée sur le marché du Schuldschein en émettant une première tranche de 40 millions d’euros en décembre 2013, auprès de partenaires financiers chinois notamment, telle Bank of China. «Nous avons depuis émis une deuxième tranche de Schuldschein de 60 millions d’euros, à la fin mars, également auprès de partenaires européens et asiatiques», indique Olivier Gardies. Sodiaal a donc émis pas moins de 100 millions d’euros en Schuldschein, sur une durée de cinq à sept ans, ce qui est une première pour une coopérative.

Enfin, autre coopérative innovante, Siclaé, qui est contrôlée majoritairement par Vivescia, réfléchit également à un placement privé, après avoir lancé une émission d’obligations convertibles en actions de 61,5 millions d’euros en décembre 2013. L’objectif de cette opération était d’associer ses adhérents et salariés à son refinancement. «Nous souhaitons désormais élargir les outils de financement de Siclaé à un placement privé, de type Schuldschein ou Euro-PP. Nous annoncerons notre décision cet automne», indique Paul Roux, co‑gérant de Siclaé.

Un suivi en temps réel des cours des matières premières agricoles

Confrontés à une volatilité croissante des cours des matières premières agricoles, les directeurs financiers de l’agroalimentaire les suivent désormais de très près. Afin d’être réactifs dans ce domaine, certains groupes ont mis en place, au cours des dernières années, de véritables salles de marchés où des experts observent en temps réel l’évolution des cours sur les marchés mondiaux. C’est notamment le cas de la coopérative laitière et fromagère Sodiaal. A son siège à Paris, dans une salle de marchés remplie d’écrans, elle dispose d’une équipe d’une dizaine de personnes qui suivent en temps réel les prix du lait, de la poudre de lait, etc. sur les grands marchés mondiaux. Le travail de cette équipe, qui a été renforcée depuis deux ans, est essentiel. «En fonction des prix du lait et de la poudre de lait, nous décidons s’il faut vendre plus de poudre de lait ou de fromage», explique Olivier Gardies, son directeur financier. Ainsi, si les prix du lait sont très élevés, mieux vaut vendre du lait ou de la poudre de lait que du fromage. En clair, la stratégie commerciale de l’entreprise est pilotée, quasiment en temps réel, en fonction des cours mondiaux de sa production.

La coopérative Vivescia a également mis en place une équipe d’une dizaine d’analystes de marchés, au cours des deux dernières années. Regroupés à son siège à Reims, ils suivent en temps réel les cours du blé, du maïs, du soja ou de l’huile, sur les marchés à terme de Paris, Londres, Chicago ou Winnipeg et interviennent pour réaliser des opérations de couverture. «Nos commerciaux sont informés des cours au jour le jour, afin de vendre, et de se couvrir sur le marché à terme, au meilleur moment», indique Paul Roux, directeur administratif et financier de Vivescia. «Nous déterminons la valeur de nos positions sur ces marchés tous les jours, et tous les mois, un comité des risques se réunit pour faire le point». Selon lui, après une année 2013 mouvementée, 2014 risque encore d’être placée sous le signe de la volatilité. Les cours du blé, par exemple, pourraient fortement monter, au vu des événements en Russie et en Ukraine, du froid en Amérique du Nord, et du printemps pluvieux en Europe.

Les chiffres clés du secteur

. Sur le marché français, la progression du chiffre d’affaires de l’industrie agroalimentaire ralentit. Après avoir augmenté de 2,3 % en valeur en 2012, son chiffre d’affaires n’a progressé que de 0,6 % en 2013, à 160,5 milliards d’euros, selon l’Association nationale des industries agroalimentaires (ANIA).

. En 2013, pour la première fois, la production agroalimentaire française a baissé de 2,2 % en volume, d’après l’ANIA.

. Les prix sont sous pression en France. Les prix à la consommation des produits alimentaires et boissons n’ont augmenté que de 1,2 % en 2013 dans notre pays.

. Le solde commercial de l’agroalimentaire est le deuxième plus important derrière l’aéronautique, à 8,5 milliard d’euros. Il a néanmoins reculé de 7 % en 2013 sous l’effet d’une hausse des importations.

. Le secteur est le premier employeur industriel de la France avec 492 608 salariés. Les défaillances sont cependant en hausse, avec 316 défaillances d’entreprise en 2013, soit 6,5 % de plus qu’en 2012. 4 824 emplois ont été détruits l’année dernière.

Source : ANIA

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