Les critères ESG s’invitent dans la rémunération des dirigeants

Publié le 9 juillet 2021 à 17h34

Antony Giraud, EDBA candidate, Université Paris-Dauphine

Eté 2020 : le Français Jean-Sébastien Jacques, DG de Rio Tinto, perd son bonus de 3 millions de dollars. Sa société, deuxième extracteur minier au monde, vient de détruire le site aborigène australien de Juukan vieux de 46 000 ans. Le conseil d’administration de Rio Tinto espère que la suppression du bonus de trois membres du comité exécutif va apaiser les parties prenantes révoltées de voir cet héritage culturel disparaître à jamais. Mais la pression populaire et actionnariale est trop forte : quelques semaines plus tard ces trois dirigeants doivent quitter leurs fonctions. Ce sont les aspects ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et non pas financiers qui ont eu raison de l’exécutif.

Car il s’agit bien ici de gouvernance. En effet, Rio Tinto avait obtenu le feu vert des autorités australiennes pour l’extension de la zone d’extraction et la destruction légale du site. Le prévisionnel indiquait 135 millions de dollars de revenu additionnel. Dans une logique purement financière, tout semblait être en place pour créer de la valeur économique. Or un rapport interne de 2018 soulignait la valeur archéologique inestimable du site. Et c’est la destruction de cette considérable valeur non financière qui a généré l’onde de choc. Conséquence de ce séisme, le conseil d’administration de Rio Tinto vient d’introduire pour la première fois dans la rémunération du comité exécutif des critères ESG. Simon Thompson, président du conseil d’administration, commente cette décision en écrivant : « Aujourd’hui, les actionnaires ne sont plus focalisés seulement sur les gains générés par leur investissement mais regardent aussi dans quelles circonstances ces gains sont générés. »

Au-delà du cas de Rio Tinto, inclure une dimension ESG dans les politiques de rémunération semble répondre aux attentes des marchés. Elle est préconisée par le code AFEP-MEDEF et Ethics & Boards montre que 83 % des entreprises du CAC 40 et 41 % de celles d’Euronext l’envisagent en 2019. Dans sa politique de vote, Amundi affiche son soutien aux rémunérations liées aux politiques ESG. Ainsi, en 2020, elle a voté contre les plans de rémunération des dirigeants qui ne contenaient pas d’indicateurs ESG, et son directeur général, dans sa lettre aux présidents de sociétés cotées en février 2021, a souligné son souhait que la rémunération des dirigeants intègre pleinement des objectifs ESG précis, y compris en matière de rémunération variable annuelle. Ces exigences ne sont pas propres au marché français. Pour la première fois en 2021, le conseil d’administration d’Apple pourra, à sa discrétion, ajouter un bonus de 10 % à la partie cash du salaire de Tim Cook en fonction des performances ESG, jugées à l’aune du respect des valeurs d’Apple et de la réalisation d’actions spécifiques auprès des communautés locales.

Quelles sont les conséquences de ces politiques de rémunérations sur les performances financières et extra-financières des entreprises ? Une étude récente[1] menée aux Etats-Unis montre que les entreprises concernées par cette pratique améliorent significativement leurs performances extra-financières : leurs notes environnementales augmentent de 5 % en moyenne, elles réduisent leurs émissions de substances toxiques de 8,7 %, sont plus attentives aux communautés locales et développent plus d’innovations vertes, en particulier liées au recyclage et à la réduction de la pollution. Cet effet favorable sur les performances extra-financières n’est pas obtenu au détriment des performances financières. En effet, l’adoption de rémunérations indexées sur des critères ESG conduit également à une augmentation de la valeur de l’entreprise, mesurée par le Q de Tobin (valeur de marché de l’entreprise rapportée à sa valeur comptable), de 3,1 %. Cet impact sur la valorisation boursière de l’entreprise est économiquement significatif. Il est par exemple comparable à l’impact mis en évidence par d’autres chercheurs autour de l’adoption du « say on pay ». Enfin, les chercheurs montrent que les entreprises concernées par cette rémunération indexée sur des critères ESG adoptent une orientation à plus long terme. Celle-ci est mesurée par une analyse textuelle des documents de référence des entreprises, en dénombrant les termes qui sont associés à des politiques de long terme. Ces résultats montrent que la prise en compte de critères ESG dans la rémunération des dirigeants est un outil additionnel qui complète d’autres mécanismes de gouvernance et de régulation conduisant les entreprises à adopter des politiques de long terme créatrices de valeur.

En conclusion, il est difficile de savoir si l’inclusion de tels critères plus tôt dans la gouvernance de Rio Tinto aurait changé le destin du site de Juukan. En revanche, sans leur mise en place cette année, les communautés locales n’auraient sans doute pas permis à Rio Tinto de retrouver cette « légitimité sociale » des opérations désormais inscrite dans la gouvernance de ce géant minier.

[1] Flammer, Hong and Minor, 2019, « Corporate governance and the rise of integrating corporate social responsibility criteria in executive compensation : Effectiveness and implications for firm outcomes », Strategic Management Journal, 40, 1097-1122.

Antony Giraud, EDBA candidate, Université Paris-Dauphine

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