De la démocratie en Amérique

Publié le 18 novembre 2016 à 17h27

Hans-Helmut Kotz

En regardant depuis la ville américaine de Cambridge les émissions sur l’élection présidentielle, et en lisant une multitude de commentaires depuis lors, j’ai été frappé par une explication invoquée par pratiquement tous les analystes : le rôle de la classe ouvrière. Plus précisément la classe ouvrière, blanche et en colère. Chez ces électeurs, le score de Donald Trump, le président républicain élu, a été supérieur de 40 points à celui de la démocrate Hillary Clinton. Exposés à la concurrence (immigrés latinos, importations chinoises, délocalisations), ils ont voté pour Trump qui a promis «des voitures américaines sur nos routes, des avions américains reliant les villes, des bateaux américains patrouillant les mers et de l’acier américain dans les gratte-ciel»…

Les méfaits des échanges internationaux auront de fait joué un rôle décisif dans la campagne présidentielle aux Etats-Unis. Le Nafta, l’accord commercial signé entre ce pays, le Canada et le Mexique en 1994, a été qualifié par Donald Trump de plus mauvais accord jamais conclu. Même Hillary Clinton s’est montrée plus réservée quant à la nécessité de renforcer les échanges avec l’Asie (TPP) – ou l’Europe (TTIP), un discours pro-commerce international, pro-mondialisation étant mal vu électoralement.

Cette attitude contredit le jugement quasi unanime – fait rare – des économistes. Ces derniers considèrent que les échanges sont, en règle générale, un jeu à somme positive. Certes, des ajustements sont nécessaires en raison du renforcement de la compétition. Le chômage dans certains secteurs peut augmenter – mais seulement temporairement. Les pays se spécialisent en fonction de leurs avantages comparatifs, et l’emploi est finalement stimulé, le chômage restant un phénomène passager. En fin de compte, le bien-être social est renforcé.

Les électeurs seraient-ils donc irrationnels, ne comprendraient-ils pas ce qui est bon pour eux ? En fait, les économistes savent bien que le commerce ne crée pas que des gagnants et qu’il a notamment nui aux ouvriers américains faiblement qualifiés. Mais, avec le temps, ils sont persuadés que les choses évoluent pour le mieux, et pour tous.

En réalité, cette vision est bien trop optimiste. Ce qui est validé par les faits, ce sont en effet des effets substantiels de redistribution et des pertes d’emploi fortement localisées. David Autor (MIT) et ses collègues ont étudié les conséquences de l’émergence de la Chine sur les marchés américains, ce qu’ils appellent «le choc de la Chine». Leurs résultats sont frappants – et contredisent la vulgate économique. La Chine, qui est devenue en une génération l’usine globale, produisant un quart des produits industriels du monde, a eu des effets énormes sur certaines régions aux Etats-Unis. Des effets qui perdurent et diffèrent selon les régions, en fonction de la spécialisation locale. Les ouvriers concernés sont frappés beaucoup plus gravement et beaucoup plus longtemps que ne l’anticipaient les économistes. Certaines régions ne s’adaptent pas du tout au «choc chinois», et n’ont pas retrouvé leur niveau de vie antérieur.

Cette «dissolution américaine», selon le Wall Street Journal, a des conséquences politiques majeures. M. Trump, le candidat républicain, était le grand favori chez ceux qui souffrent de la mondialisation. Le revenu réel médian des ménages n’a pratiquement pas augmenté depuis les années 1980. L’année dernière, 95 % des ménages avaient des revenus inférieurs à ceux de 2007. Entre 2000 et 2015, les revenus réels des ménages non retraités ont baissé de 8 %. Le salaire réel d’un homme employé à plein temps était de 53 364 dollars annuels en 1973. Il est de 51 212 dollars aujourd’hui.

Encore s’agit-il là d’une moyenne nationale. Car les chiffres sont pires dans certains Etats. Précisément là où M. Trump était fort. Cette frustration et ce rejet de la mondialisation ne sont pas un phénomène purement américain. Les votes en faveur du Brexit ont surtout émané des localités qui ont été laissées au bord de la route par le commerce international. En revanche, les régions qui en tirent profit ont favorisé le «remain». En France – comme en Italie – le mouvement de dé-mondialisation est un phénomène qui transcende les orientations politiques. Les fruits de la mondialisation sont amers pour trop de gens. Les parents n’espèrent plus désormais que le niveau de vie de leurs enfants sera supérieur au leur. Pour préserver les bienfaits de la mondialisation, il faut donc s’occuper davantage des perdants, ce qui nécessite un surcroît d’investissements dans la recherche, les infrastructures, l’éducation – et plus de redistribution. Pour l’instant, avec Trump, l’incertitude règne en maître. Mais ce qui est sûr, c’est que si les bénéfices de la croissance ne sont pas mieux répartis, les perspectives s’assombriront – y compris pour les angry white men.

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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