Le colbertisme gagne Berlin

Publié le 15 février 2019 à 17h54

Hans-Helmut Kotz

Il y a quinze jours, Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie, présentait sa «stratégie nationale industrielle pour 2030». Cette initiative avait pour but de lancer un débat entre les acteurs de l’économie allemande, avec comme objectif final de livrer «une contribution à la protection et la récupération de la compétence économique et technologique ainsi que de la compétitivité et du leadership au niveau national, européen et global, dans tous les domaines pertinents». Une composante clé de cette initiative vise à faire progressivement passer la part de l’industrie de 23 à 25 % de la valeur ajoutée.

En principe, les moyens pour atteindre ces objectifs sont compatibles avec les principes de l’économie de marché. Mais en cas d’urgence, des interventions de l’Etat seraient permises – par exemple, pour contrarier les visées de puissances extérieures : la Chine est nommée 14 fois dans ce document.

Alors que, normalement, un ministre de l’Economie a pour seule mission en Allemagne de défendre l’idéologie en place – en l’occurrence l’ordo-libéralisme –, cette nouvelle approche a déclenché une avalanche de critiques. Et pour cause : le concept d’Altmaier est trop proche de la notion de «politique industrielle», source d’anathème dans le débat outre-Rhin. La riposte ne s’est pas fait attendre : le ministre (conservateur) a été accusé de tendances planificatrices et étatistes, accusations les plus graves que l’on puisse imaginer.

Pourtant, il est intéressant de constater qu’une certaine incertitude se fait jour dans le discours public en Allemagne. Les rachats de PME locales (surtout celles de haute technologie) par des investisseurs chinois ou la participation de Huawei à la construction de la nouvelle infrastructure 5G commencent à déranger. Dans un contexte de fragilisation du multilatéralisme et de renationalisation, le modèle économique allemand est perçu comme de plus en plus vulnérable. Face à la montée du populisme, la forte exposition de l’économie à la mondialisation crée des incertitudes. Or ces dernières entraînent une réduction des investissements. Depuis deux trimestres, l’économie allemande est en perte de vitesse, et une récession n’est pas du tout à exclure.

Voilà pour le court terme. A moyen et long terme, M. Altmaier développe une stratégie «second best». Si le multilatéralisme (OMC, coordination G20, Brexit, etc.) devient de plus en plus difficile à soutenir, il faut un plan B : 1) réviser les règles d’aides publiques, 2) subventionner les technologies hautement innovatrices, 3) limiter les abus de marché, 4) faciliter la fusion des entreprises dans les secteurs où la taille compte… (si possible comme on le voit avec l’affaire Alstom-Siemens).

En fait, il n’est pas trop difficile de soutenir les propos de M. Altmaier car ils font référence à des concepts économiques bien établis : imperfections des marchés (par exemple, Boeing vs. Airbus), énormes économies d’échelles, risques trop vastes pour être gérés par des entreprises privées, etc. De plus, l’opposition binaire entre marchés purs et Etats est beaucoup trop simpliste. Une grande majorité des innovations trouve sa source dans les laboratoires publics – la recherche de base n’est pratiquement faite que dans les institutions universitaires. Et en Allemagne, la recherche appliquée relève souvent d’une coopération de type partenariats public-privé au niveau local des Lander.

Par ailleurs, la politique industrielle du futur devrait aussi accorder une place importante au secteur public, en particulier dans les industries de réseaux et de plateformes. Dans ce domaine, le régulateur est aussi nécessaire : il est intéressant à ce titre que les ministres des Finances, MM. Le Maire et Scholz, aient annoncé une initiative franco-allemande en la matière.

En réalité, les stratégies destinées à gagner un avantage comparatif sont tout à fait normales dans d’autres régions du monde. L’intervention de M. Altmaier liste toute une série d’activités soutenues par l’Etat aux Etats-Unis, au Japon, et, surtout, en Chine. Ne pas adopter les mêmes règles du jeu que ses concurrents serait la plus mauvaise des réponses pour un pays et pour ses électeurs.

C’est exactement le point de vue de Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor des Etats-Unis, quand il défend «un nationalisme responsable» contre «un mondialisme de réflexe». Summers s’inquiète qu’une intégration mondiale mal gérée, avec ses fruits distribués de manière très inégale, sape inéluctablement les contrats sociaux nationaux. Les populistes (et nationalistes) de tous les bords en profitent clairement. Cela serait particulièrement dangereux pour l’Europe.

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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