L’inflation, le retour ?

Publié le 4 juin 2021 à 18h56

Hans-Helmut Kotz

Le taux annuel d’inflation en zone euro s’élevait en mai, selon les « estimations rapides » d’Eurostat, à 2 % (1,8 % en France, 2,4 % en Allemagne). Le prix de l’énergie a même bondi de 13 %. Dans quelques secteurs, les prix augmentent encore plus vite. En Allemagne, on constate, par exemple, une rareté des matériaux de construction, notamment du bois. Mercredi dernier, le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) mentionnait à sa « une » une étude de l’institut de recherche Ifo selon laquelle le manque de matériel risquait d’entraîner la fermeture de sites de construction. Le FAZ soulignait aussi que « les constructeurs allemands étaient devenus les “victimes” d’une conjoncture mondiale accélérant plus vite que prévu. Une grande partie du bois de construction prend le chemin des Etats-Unis, parce qu’on paie là-bas trois fois le prix… »

Là-bas, en fait, les prix augmentent même plus vite. En mai, la hausse a été de 4,2 %, soit le taux le plus élevé depuis 2008, et significativement supérieur aux attentes. Pour certains, il est impossible de faire rentrer le dentifrice dans le tube, comme aurait dit l’ancien président de la Bundesbank, Karl Otto Pöhl. Il s’agit là des conséquences inévitables d’une politique budgétaire sérieusement expansionniste. Les aides pour gérer la pandémie atteignent à peu près 30 % du PIB (de 2019). Le stock de la dette publique aux Etats-Unis risque de franchir 120 % du PIB. Et, bien évidemment, l’inflation est nourrie par une politique monétaire extraordinairement laxiste : la masse monétaire – M2 – a bondi aux Etats-Unis de 15,6 billions de dollars au début de la pandémie à 20,2 billions aujourd’hui. L’économie est en surchauffe. Par conséquent, la Fed doit réagir – et immédiatement.

Pas si vite ! disent les opposants. D’abord, les deux théories économiques habituellement appliquées pour expliquer l’inflation – le « monétarisme » et la « théorie fiscale de l’inflation » – sont désavouées par les faits depuis très longtemps. Bien que la masse monétaire ait crû énormément depuis la grande crise financière, les prix à la consommation sont restés, depuis une décennie, en dessous de l’objectif de la Fed. Par ailleurs, en ce qui concerne le financement de la dette publique, les Etats-Unis ne sont évidemment pas le Venezuela.

Il faut regarder de plus près. D’abord, il y a eu un effet de base : au début de la pandémie, certains prix étaient très déprimés (surtout ceux de l’énergie). Cet effet s’évanouit mécaniquement avec le temps. Ensuite, la crise a été assez atypique – avec un choc massif sur la demande comme sur l’offre –, et, avec la relance, des goulots d’étranglement surgissent. Toute une série de dysfonctionnements apparaissent dans les chaînes de valeurs. Certains résultent de tensions commerciales (comme sur les puces informatiques, par exemple), d’autres parce que la politique du zéro stock rend la production trop vulnérable. De plus, on registre aussi des phénomènes assez particuliers : par exemple, aux Etats- Unis, le prix des voitures d’occasion a bondi de 20 % (non corrigé des variations saisonnières). Et finalement, en raison des restrictions (imposées par l’Etat ou non), il n’était pas si facile de dépenser de l’argent. Le taux d’épargne des ménages reflète l’incertitude mais aussi une demande contrainte.

Cette série de contre-arguments est celle proposée par la Fed et la Maison-Blanche, ainsi que par beaucoup d’économistes académiques, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas alarmistes. Et, j’avoue, j’en fais partie.

Dans la zone euro, un débat assez similaire a commencé. L’inflation a redémarré, un peu aussi en raison des passerelles entre le marché américain et le nôtre, comme on le voit pour le bois de construction, par exemple. Mais on a eu aussi les mêmes effets de base, et des goulots d’étranglement. Les économies redémarrent, encore très progressivement. Pour la BCE, une phase difficile commence donc. Dès jeudi prochain, 10 juin, son directoire discutera du cap à prendre. Et les voix montent, qui suggèrent de réduire le programme d’achats de titres, et de préparer la sortie de la politique d’assouplissement quantitatif et qualitatif.

C’est un reflet du fait que, dans le « Nord », dans les économies (comparativement) plutôt dynamiques, les préoccupations concernant l’inflation augmentent. Il suffit simplement de lire les journaux néerlandais ou autrichiens. Dans le « Midi », avec des structures économiques souvent basées sur des secteurs dépendant de la consommation sociale (tourisme etc.), les prix bougent à peine. Remarquablement, et sans grande surprise, les Nordiques cherchent beaucoup plus sur Google la notion d’inflation que les Méditerranéens.

Dans cette phase transitoire, la pandémie a changé la donne : les trajectoires des Etats membres sont en train de diverger. C’est aussi le cas aux Etats-Unis entre les différents Etats, mais, là-bas, les mécanismes d’adaptation interrégionaux fonctionnent mieux, en principe. Compte tenu de cette tendance, Ignazio Visco, le gouverneur de la Banca d’Italia, a proposé de pérenniser le projet Next Generation Europe, en créant un budget européen pour amortir ce type de tensions. Ce qui a évidemment entraîné un anathème dans les débats politiques des pays du « Nord ». Ce n’est pas non plus une position majoritaire dans la campagne électorale en Allemagne, au contraire. Comme disent les marins, le temps se gâte.

* Center for European Studies, Harvard University

Hans-Helmut Kotz Center for European Studies ,  Harvard University

Hans-Helmut Kotz est Center for European Studies à Harvard University

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