L’argument un peu court du court-termisme

Publié le 14 septembre 2018 à 16h13

Jean-Florent Rérolle

Le rapport Notat-Sénard a relancé le débat sur l’élargissement de l’objet social de l’entreprise. Ce débat n’est pas près de s’éteindre avec la discussion du projet de loi Pacte. Espérons qu’il s’appuiera sur des éléments plus factuels que celui de «financiarisation du capitalisme», c’est-à-dire une gestion à court terme sans égard pour les autres parties prenantes et la performance à long terme des entreprises.

Cette vision est caricaturale. Environ 40 % de la capitalisation boursière est contrôlée par des fonds indiciels ou quasi indiciels. Les six plus grands investisseurs concentrent 25 % des 56 trillons de dollars d’actifs sous gestion et pratiquent une gestion essentiellement passive. Leur logique de maximisation de la valeur est donc, par construction, une logique de long terme. Ne pouvant sortir, ils poussent les entreprises à être plus performantes en organisant un dialogue régulier sur leur stratégie, leur modèle de développement et leurs performances extra-financières.

Il est vrai qu’il existe d’autres actionnaires plus opportunistes qui fondent leurs décisions sur les flux d’information court termistes des entreprises (comme la guidance) et leur impact supposé sur le marché. Ils représentent environ 40 % de la capitalisation boursière. Ce sont eux qui créent la volatilité quotidienne. Si leur existence est pleinement justifiée car le marché a besoin de liquidité pour fonctionner, ils n’ont pas de responsabilité dans le niveau à long terme des cours de bourse.

Les cours à long terme dépendent avant tout des investisseurs fondamentaux qui constituent les 20 % restants. Ils investissent (rarement) dans un nombre limité d’entreprises, toujours à l’issue d’un dialogue avec les dirigeants et d’une analyse approfondie de la stratégie à long terme et la résilience du modèle d’affaires. La fidélité des clients, l’engagement des collaborateurs, la qualité de la relation avec les fournisseurs, la réputation de l’entreprise sont les facteurs clés qui leur permettent de s’assurer que les avantages concurrentiels de la société sont importants et surtout durables.

Même minoritaires, ce sont eux qui déterminent la valeur de l’entreprise : lorsqu’ils décident d’investir, ils achètent entre 7 et 30 fois plus par jour pendant une période assez courte (10 à 15 jours) que les fonds opportunistes. Ils décalent les cours dans des proportions qui sont souvent très significatives. Leur présence importante conduit à un meilleur alignement du cours sur les fondamentaux, une moindre volatilité en cas de surprise du marché, une résilience de la valeur en cas de crise et une performance boursière supérieure à celle qui découlerait normalement de leur niveau de risque. Les sociétés qui ont à leur capital ce type d’investisseurs sont beaucoup plus sereines et transparentes. Elles sont moins sensibles à la pression du court terme[1].

Il faut donc arrêter de dire que les investisseurs ne sont intéressés que par les performances à court terme : la valeur d’une entreprise est contenue majoritairement dans les flux économiques qu’elle dégagera à très long terme : en 2016, 50 % au-delà de 10 ans. Contrairement à la croyance populaire, les cours représentent bien les attentes d’actionnaires fondamentaux, attentes façonnées par la stratégie des entreprises et leur communication.

Le court-termisme dépend avant tout des entreprises et non des actionnaires. Les entreprises qui parlent trop du court terme attirent les investisseurs opportunistes. A l’inverse, une communication axée sur la stratégie et la qualité de son exécution déplace la base actionnariale vers les investisseurs fondamentaux. L’engagement actionnarial souhaité par les actionnaires doit être l’occasion de réaffirmer (et de démontrer !) que l’entreprise a une véritable théorie stratégique et que la direction et la gouvernance sont organisées pour servir l’intérêt à long terme de l’entreprise.

Si la «financiarisation» veut dire que les actionnaires ont une influence accrue sur les entreprises, on doit s’en féliciter. Le développement des stratégies ESG a été déclenché par l’apparition de l’investissement responsable (ISR) et il est aujourd’hui nourri par les exigences de dialogue des investisseurs passifs et fondamentaux. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! La «financiarisation» est peut-être une chance pour nos sociétés.

[1] Garel, Alexandre and Rerolle, Jean-Florent, When Fundamental Investors Relieve Market Pressures on Management: Evidence from France (2016).

Jean-Florent Rérolle Maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi ,  DFCG

Jean-Florent Rérolle est maître de conférences à Sciences Po et membre du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)

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