L’accoutumance à des taux d’intérêt bas, un danger sous-estimé

Publié le 16 avril 2021 à 19h08

Jean-Louis Mullenbach

C’est le problème des drogues dures, plus on en prend, plus on en veut. Grâce à la morphine généreusement distribuée par les banques centrales, les taux d’intérêt des obligations privées et publiques n’ont cessé de baisser, y compris chez des émetteurs déjà très endettés. L’endettement procure certes un effet multiplicateur pour les investisseurs qui n’apportent qu’une faible partie des sommes sur lesquelles porte leur investissement. En période de taux bas, l’effet de levier est un moyen puissant pour obtenir de fortes rentabilités financières. Mais, plus l’effet de levier est élevé, plus l’effet boomerang est violent.

L’effet de levier peut même devenir catastrophique pour l’emprunteur, comme en 2007-2008 sur les dettes subprimes : si l’emprunteur n’est plus en mesure de rembourser ses obligations, son bien est saisi ou vendu dans de mauvaises conditions, parfois moins cher que le montant de l’emprunt restant à rembourser. Les règles prudentielles imposées depuis aux banques correspondent de facto à une limitation de l’effet de levier bancaire au bilan et hors-bilan.

Les investisseurs financiers tels que les hedge funds, moins réglementés et surveillés par les régulateurs du système financier, utilisent des effets de levier souvent excessifs pour augmenter la rentabilité financière des capitaux qui leur sont confiés. Les risques de pertes sont alors amplifiés, non seulement pour les investisseurs directs, mais également pour les établissements financiers qui leur fournissent des prêts. L’implosion récente du hedge fund Archegos, tout comme la saga spectaculaire de l’action GameStop pris dans le piège d’un « short squeeze », ont mis en lumière les risques à associer à un fort effet de levier des produits opaques.

Les prises de position d’Archeos sur des actions de sociétés chinoises cotées à Wall Street avaient été financées par des banques importantes, comme Crédit Suisse et Nomura (4 et 2 milliards d’euros de pertes). Le hedge fund s’appuyait sur des produits dérivés pour masquer l’ampleur des positions prises dans les entreprises concernées et ne pas déclarer aux autorités les seuils de franchissement du capital. On comprend qu’un groupe de travail sur les hedge funds ait été créé au sein du FSOC (Financial Stability Oversight Council) suite à cette affaire, sous la direction de Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor.

Les fonds du shadow banking ne sont pas les seuls à avoir augmenté fortement leurs leviers d’endettement. Dans un monde de taux durablement bas, voire négatifs, le niveau de financiarisation de l’économie devient excessif. Beaucoup d’entreprises non financières manquent de fonds propres et leur capacité à en reconstituer est mise en question. Les Etats surendettés sont encore davantage fragilisés et leur capacité à rééquilibrer leurs finances publiques constitue un enjeu redoutable.

Les dépenses publiques liées à la pandémie ont mis certains pays de la zone euro dans une situation budgétaire d’autant plus intenable que les besoins de dépenses publiques pour les années à venir sont gigantesques (vieillissement, nécessité de trouver des recettes pour répondre aux énormes besoins d’investissements de la transition écologique). Comment sortir de cette impasse budgétaire sans le maintien d’achats massifs d’emprunts d’Etat par la BCE ?

L’ultime solution, à laquelle l’eurozone sera inexorablement conduite pour survivre, est celle d’une mutualisation de certaines dettes publiques, avec une dette fédérale européenne venant en concurrence de la dette fédérale américaine, et des épargnants européens achetant de la dette européenne, plutôt que de financer le déficit extérieur américain (comme le font actuellement les Allemands et les Hollandais). Cela suppose d’identifier les missions à sortir du périmètre de chacun des Etats et à mettre en commun au niveau européen. Certaines dépenses d’éducation, de santé et de défense, par exemple, sont des investissements stratégiques à rentabilité élevée pour l’Europe. Les futurs déficits individuels des Etats les plus impécunieux devront parallèlement financer en priorité les dépenses d’investissement à effet de levier positif, plutôt que l’Etat-providence.

L’UE ne se construit que dans les crises qui ont ceci de salutaires qu’elles rappellent aux Européens les avantages de la monnaie unique.

Jean-Louis Mullenbach Membre / président du comité éditorial ,  DFCG, Vox-Fi

Jean-Louis Mullenbach est membre de la DFCG et co-président du comité éditorial de Vox-Fi

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