L'analyse de Jean-Paul Betbèze

Enquête à la BCE : qui a étouffé l’inflation ?

Publié le 8 novembre 2019 à 17h46    Mis à jour le 11 décembre 2019 à 17h18

Jean-Paul Betbèze

La police de la Banque centrale européenne, entre Draghi parti et Christine Lagarde qui vient, est sur les dents : où est donc passé le corps ? Le corps de l’inflation s’entend, celui de «l’inflation sous-jacente», hors énergie et alimentation. Elle s’est stabilisée aux alentours de 1 %, entre 0,7 et 1,2 % depuis 2013, contre 1,6 % entre 2000 et 2007, presque à moitié disparue, quand le double est attendu ! Pour atteindre 2 %, Mario Draghi n’a en effet cessé de baisser les taux courts, puis longs (quantitative easing), puis de s’engager dans la durée (forward guidance), mais rien n’y a fait. On a même le sentiment qu’une réaction perverse s’installe : plus les taux baissent, plus l’inflation faiblit !

Pourtant, la logique suivie semblait imparable : baisser les taux courts et longs dissuade d’épargner, pousse à consommer et à investir en Bourse, mène les banques à réduire leurs taux, pour que les ménages achètent leur logement et que les entreprises investissent en machines ou en logiciels. Bref tout est fait pour que l’activité reparte, le chômage baisse, les salaires montent, donc les prix. Mais cette logique a visiblement été étouffée. Mario Draghi note ainsi que l’économie de la zone euro est sortie du marasme, que le taux de chômage n’a cessé de baisser, passant de 12 % de la population active en 2013 à 8 %, que la rémunération moyenne par salarié croît de 1,5 % à 2,3 % aux mêmes dates. Mais l’inflation ne remonte toujours pas !

La police de la BCE interroge les usual suspects. Si le chômage baisse, peut-être que la montée de la productivité freine les salaires et pèse sur les prix ? Au contraire, dit une récente étude de la Banque de France (Bulletin 225/6 de septembre/octobre 2019) ! La productivité a plutôt tendance à décélérer, ce qui devrait «calmer» les salaires. Non : le coût unitaire du travail, après prise en compte de cette productivité hésitante, ne cesse de monter ! Il monte de 2,9 % sur un an et l’inflation sous-jacente de 1 %. Qui a donc étouffé, pour 1,9 %, l’effet des salaires sur les prix, contredisant Mario Draghi ?

La montée de l’euro ? Oui, un peu. Son appréciation de 10 % en 2017-2018 a fait perdre 0,4 % aux prix, du premier trimestre 2018 au premier trismestre 2019. Elle a affaibli l’export, donc la croissance et les prix… mais pas les salaires. L’euro pèse, mais épargne les salaires. Cherchons à compléter !

La sagesse des prix alimentaires ? Oui, au moins autant que l’euro fort. L’explication est ici plus complexe : les prix des logements ont augmenté plus vite que ceux de la consommation. Autrement dit, la moindre hausse des prix alimentaires est désinflationniste. L’euro qui monte rabote l’inflation de 0,4 % ces douze derniers mois, et la sagesse relative de l’alimentaire en fait autant. Nous avançons. La hausse des salaires fait donc augmenter les prix de +2,9 %, au-delà des 2 % recherchés. Enlevons 0,4 % de désinflation liée à l’euro : reste 2,5 %. Enlevons ensuite 0,4 % de «sagesse alimentaire » : reste 2,1 %. Mais nous n’avons que 1 % d’inflation sous-jacente ! Reste donc à trouver ce qui a plus encore étouffé l’inflation salariale que la montée de l’euro et la sagesse de l’alimentation !

La baisse des profits ! Oui, et c’est secret. Les profits ont monté en 2014-2015, quand les salaires décéléraient et maintenant ils décélèrent de 1,1 % quand les salaires accélèrent. Pourquoi ? Parce que la croissance n’est pas assez repartie ! Si l’inflation salariale est ainsi étouffée par la baisse des profits, c’est que la capacité des entreprises à faire monter les prix (le pricing power) n’est pas suffisante. Ce sont elles qui, en réalité, sont étouffées dans leur capacité d’innover !

On voit d’ici le drame qui attend Christine Lagarde : ne pas dire (toute) la vérité. Politiquement, elle voudra, comme Mario Draghi, plus d’inflation par plus de croissance et plus de salaire. Mais elle devrait dire que la BCE veut plus de profit, avec des salaires plus calmes, pour avoir plus d’investissement, d’innovations, de croissance et de capacité à imposer des prix supérieurs, ce qu’on nomme «inflation», et ensuite plus de salaires.

Le résultat de l’enquête BCE est devant Christine Lagarde : «L’inflation est étouffée par une croissance trop faible qui étouffe les profits.» A côté une autre enveloppe, du service communication : «C’est vrai, mais gardez le message appelant à plus de salaires ! Sympa, il finira peut-être par marcher !»

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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