L'analyse de Jean-Paul Betbèze

Les outils monétaires sont-ils usés ?

Publié le 10 mai 2019 à 17h11    Mis à jour le 28 mai 2019 à 17h15

Jean-Paul Betbèze

«Des taux d’intérêt plus bas pour plus longtemps» : voilà ce qu’il reste des politiques monétaires, aux Etats-Unis, en zone euro, au Japon et bientôt en Chine ! De fait, les politiques monétaires classiques ne suffisent plus à faire vraiment repartir la machine économique, même avec des taux à 0 %. Appelées à la rescousse, les politiques «non conventionnelles» (attention à ne pas dire : «non orthodoxes»), comme l’achat de bons du trésor par la banque centrale (quantitative easing) ne dynamisent pas non plus, vraiment, l’activité. Les taux courts sont partout au plus bas, les taux longs aussi : il s’agit de décourager du placement sans risque d’un côté, de pousser à emprunter pour investir de l’autre. La croissance devrait donc être soutenue, avec la bourse. Mais la bourse semble plus réactive que l’économie : qui se trompe ?

Aux Etats-Unis, la reprise a dix ans d’âge, grâce à tous ces outils, mais avec d’étranges résultats. Certes, la croissance est repartie, avec parfois des signes de faiblesse, et pourtant le déficit budgétaire se creuse. Certes, l’économie est en plein-emploi, avec un taux de chômage à 3,8 %, et pourtant le salaire augmente de 3,2 % sur un an, avec une inflation à 1,9 %. La montée du salaire réel est modeste, après des années de stagnation. Le plein-emploi fait moins monter les salaires et l’inflation qu’auparavant, ce qui inquiète marchés et banquiers centraux. La bourse monte quand même mais s’interroge, tandis que les taux longs se reprennent un peu. Un retour de l’inflation, enfin, si tard, si peu ?

La Fed se demande alors comment marche son outil de prévision préféré : la courbe inflation chômage. Le plein-emploi ne «donne» pas encore 2 % d’inflation, alors qu’elle se dit prête à accepter 2,5 % ! Elle réussit son objectif d’emploi, le plus difficile, mais pas d’inflation. Que faire alors ? «Patience», dit Jérôme Powell (comme Mario Draghi), et il arrête les hausses de taux court et les ventes de bons du trésor venant du quantitative easing, bons détenus en portefeuille. Pourquoi ? Pour arrêter la «normalisation», la hausse des taux courts, dans l’espoir de stabiliser la courbe des taux et d’éviter son inversion, signe de récession pour les marchés financiers ? Car les taux courts sont entre 2,25 et 2,5 %, 2,38 %, et les taux à dix ans à 2,6 % : faible pente ! Et si les taux longs reprennent leur baisse ? Alors la Fed baissera ses taux courts ! Que sont donc devenus la trousse à outils, la courbe de Philips et le «taux d’intérêt naturel» ? Faut-il admettre qu’on ne sait plus comment se forment les salaires et surtout les prix, comment les taux soutiennent la croissance et qu’on ne sait plus que se dire: «Ça finira bien par marcher !»

En zone euro, l’atmosphère n’est pas non plus à la fête. Dans six mois, Mario Draghi part, ayant mené les taux courts à zéro, les taux longs au plus bas du fait du quantitative easing qu’il a lancé puis stoppé, sans réduire le montant en portefeuille. «Patience» ici aussi : les taux courts resteront à zéro après son départ, les taux longs bas aussi, puisque le portefeuille de la BCE sera réinvesti en titres de long terme. Mais les taux de réserve négatifs, une «spécialité» pour pousser les banques à prêter, pourraient être revus car ils font mal aux banques… disent-elles ! En zone euro comme aux Etats-Unis, les outils de politique monétaire ne marchent pas bien, en tout cas pas vite. Les taux courts devaient pousser l’épargne vers le risque, ils la poussent vers la liquidité et les obligations les plus sûres, même rémunérées à taux ridicules. Les taux de crédit bas devaient pousser à investir, ils alimentent la spéculation immobilière et financent des entreprises avec plus de crédit, pour bénéficier de l’effet levier. Mais ils permettent aussi de survivre à d’autres. Les taux bas à long terme, qui devaient alléger le poids de la dette et faciliter les réformes, financent aussi l’inaction politique. Et les taux négatifs qu’elle impose sur les réserves bancaires, pour pousser les banques à prêter, leur coûtent 7,5 milliards d’euros, alors que les taux positifs de la Fed apportent 40 milliards aux banques américaines !

Bref, les outils monétaires de sortie de crise marchent peu ou lentement. Les prolonger pour qu’ils servent plus, c’est s’exposer au risque qu’ils marchent moins encore, ou à rebours. Attention aux excès de «patience» : les «machines économiques» ont changé.

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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