L’Europe au défi de ses frontières

Publié le 20 mai 2016 à 17h34

Michel Foucher

Deux jours après les attentats de Paris, Jean-Claude Juncker appelait le Parlement européen à «sauvegarder l’esprit de Schengen, pièce maîtresse de la construction européenne. Si l’esprit de Schengen quitte nos territoires et nos cœurs, nous perdrons plus que Schengen. Une monnaie unique ne fait pas de sens si Schengen tombe.» Le 9 mai 2016, jour de l’Europe, il jugeait que le projet autrichien d’édifier une clôture de sécurité de 370 mètres sur le col du Brenner pour bloquer les migrants transitant par l’Italie, serait une «catastrophe politique». La voie du Brenner est empruntée par 2 500 camions et 1 500 voitures par jour ; c’est l’un des axes majeurs du marché unique, comme la vallée du Rhône. Sept Etats membres ont pris des mesures unilatérales comparables manifestant la crise du régime frontalier européen.

Ce symbole de la réussite du projet européen, incarnant la quatrième liberté – la libre circulation des personnes – se voit récusé dans les opinions : 72 % des Français, 66 % des Allemands et 60 % des Italiens sont favorables à la suppression temporaire de Schengen, y compris dans les électorats portant l’idéal européen[1]. La seule réponse est dans l’établissement de frontières extérieures efficaces et cogérées par les Etats concernés et la Commission, via un corps de garde-frontières. Les frontières extérieures ont été franchies légalement en 2015 par plus de 233 millions de non-ressortissants de l’UE et 400 millions de citoyens de l’UE. L’agence Frontex a détecté 1,8 million d’entrées illégales en 2015.

Cette dimension externe a été trop négligée ; depuis la mise en œuvre de la convention Schengen, le tracé de son enveloppe a été modifié à huit reprises. Pourquoi investir en infrastructures de contrôle aux frontières dans un Etat signataire de la convention si le pays voisin est appelé à son tour à rejoindre l’UE du fait d’une politique continue d’élargissement ? Il est donc grand temps de stabiliser les limites de l’UE, sur la base de deux critères souverains : la grande stratégie, avec la Russie, et le contrôle et la sécurité des flux avec la Turquie et les rives nord du continent africain[2]. La relance des négociations d’adhésion avec des autorités turques aux ambitions néo-ottomanes toujours plus éloignées des valeurs kémalistes, n’a pas de sens.

Si rien n’était fait, une situation de non-Schengen s’installerait, avec des coûts élevés. Le marché unique, c’est 2 800 milliards d’échanges de marchandises pesant 1 700 millions de tonnes. Des études récentes[3] proposent une gamme d’évaluations : 11 à 47 milliards d’euros de réduction des échanges commerciaux, 5 à 6 milliards d’euros de perte pour les travailleurs frontaliers (1,7 million par jour), autant pour le tourisme et les dépenses de police et de douane aux points de passage intra-Schengen, dans 1 700 points de passage sur 16 400 km de frontières internes terrestres. Pour l’Institut Jacques Delors Berlin, les dommages se monteraient à 63 milliards d’euros par an, somme de nature à affecter la stabilité de la zone euro et à saper l’efficacité du marché unique.

La fin de la politique des frontières internes ouvertes enverrait le message d’une Europe instituée affaiblie et incapable de gérer ses défis. A titre de comparaison, le coût du renforcement de la sécurité sur la frontière entre le Canada et les Etats-Unis après le 11 septembre 2001 afin de combiner fluidité et sécurité a été évalué pour les deux Etats à un budget variant de 880 millions d’euros à 1 460 millions d’euros (pour surveiller une longueur de 8 900 km). Un système d’efficacité comparable pourrait requérir d’investir entre 1,6 et 2,7 milliards d’euros de dépenses supplémentaires. L’exercice d’un contrôle efficace sur les frontières externes coûterait deux cents fois moins que les effets économiques d’un «non-Schengen». Ces simples données chiffrées peuvent aider à faire comprendre les réalités de l’acquis européen, là où le rappel de sa portée symbolique ne suffit plus, faute d’énonciation assumée par les responsables politiques. N’acceptons pas que ce qui a été lancé, avec succès, en mai 1950 à Paris et en mars 1957 à Rome, soit détruit.

[1] «Six mois après : les Européens face à la crise des migrants», Jérôme Fourquet, Fondation Jean Jaurès, note 304, 5 avril 2016.

[2] Michel Foucher, «Le retour des frontières», CNRS Editions, mai 2016.

[3] Les conséquences économiques d’un abandon des accords de Schengen, note 39, février 2016 ; «The Economic Costs of Non-Schengen», Jacques Delors Institut Berlin et Bertelsmann Stiftung, Policy Paper 162, 20 avril 2016 ; Communication de la Commission, COM (2016) 120 final, 4 mars 2016.

Michel Foucher Conseiller du président ,  Compagnie financière Jacques Coeur

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