Les spreads souverains sont-ils anormalement faibles sur le marché financier ouest-africain ?

Publié le 29 novembre 2013 à 16h05    Mis à jour le 29 novembre 2013 à 17h40

Mohamed Lamine Mbengue, Jean-François Casta, Eric Paget-Blanc

par Mohamed Lamine Mbengue (université Gaston-Berger, Saint-Louis, Sénégal), Jean-François Casta (université Paris-Dauphine) et Eric Paget-Blanc (université Paris-Est)

L’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) se compose de huit pays (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) ayant le franc CFA pour monnaie commune. Visant à créer un marché commun fondé sur la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, cet ensemble économique fait partie de la zone franc, c’est-à-dire d’un espace géopolitique se référant à des monnaies reliées à l’euro par une parité fixe garantie par le Trésor français.

Les accords de coopération monétaire reposent sur la garantie de convertibilité illimitée accordée par le Trésor français, la fixité de la parité, la centralisation des réserves de change et, initialement, sur la libre transférabilité des capitaux (un contrôle des changes rigoureux étant aujourd’hui en place). L’UEMOA est dotée d’un marché financier, la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM), sur lequel sont observables des situations paradoxales sur le segment des titres à revenu fixe. Par exemple, concernant la Côte d’Ivoire et la guerre civile (2010-2011) qui l’a affectée, le spread de crédit des bons du Trésor n’a pas intégré ce risque politique majeur, bien que l’Etat ivoirien, en situation de défaut sur ses obligations internationales, ait été dans l’incapacité d’honorer le service des bons émis sur le marché de la dette régionale.

Ce cas emblématique illustre l’inefficience du marché des titres à revenu fixe dans l’espace de l’UEMOA, qui se traduit par des primes de risque anormalement faibles. Cette situation se caractérise par la faible liquidité du marché secondaire et par un niveau peu élevé des taux d’intérêt. A l’inverse, sur les marchés internationaux de la dette, les spreads obligataires sont représentatifs du risque de crédit auquel le détenteur de l’obligation est exposé, celui-ci pouvant être mesuré par la notation de l’émetteur. Cette relation entre ces spreads obligataires et la notation de crédit, facilement observable, a empiriquement été mise en évidence par de nombreuses études.

Le niveau anormalement bas des taux d’intérêt dans l’espace de l’UEMOA pose la question de l’existence d’une telle relation sur le marché de la dette locale. Afin d’explorer ce paradoxe, nous avons évalué les spreads des obligations émises par les Etats membres de l’UEMOA, afin de déterminer s’ils sont cohérents en termes de niveau de risque des émetteurs, comparativement à un émetteur de référence.

Deux institutions financières internationales notées AAA et ayant émis de la dette sur le marché de l’UEMOA — la Société financière internationale (SFI) et l’Agence française de développement (AFD) — ont été retenues comme benchmark. Les spreads ont été obtenus comme différence entre le taux d’intérêt nominal des obligations et les taux d’intérêt des émetteurs de référence sur le marché local. Les résultats de l’étude montrent que, pour des niveaux de notation similaires, les primes de risque sont inférieures aux spreads observés sur les marchés internationaux. Par exemple, les émetteurs notés B présentent des primes de risque de 600 pbs sur le marché international, au regard d’une moyenne de 154 pbs sur le marché de l’UEMOA.

Ces primes de risque anormalement faibles peuvent s’expliquer par une base étroite d’investisseurs dominée par les institutions financières, par une absence presque totale de marché secondaire, ainsi que par une présence limitée d’investisseurs non résidents. Ces facteurs sont liés à la situation de surliquidité bancaire observable dans l’UEMOA, qui tient au nombre restreint de projets bancables, au manque de diversification sectorielle des économies, à l’existence d’un secteur privé insuffisamment développé et à un environnement des affaires peu mature.

De plus, le contrôle des changes rigoureux, en mettant les banques dans l’impossibilité de placer des fonds en dehors de la zone, limite l’ensemble des opportunités d’investissement. Malgré certaines limites – liées à la difficulté d’obtenir des mesures du risque de crédit relatives aux émetteurs d’obligations de la zone, ainsi qu’à l’absence d’émetteurs de référence pour toutes les échéances –, l’étude met en évidence l’ampleur des spreads souverains anormaux et caractérise une situation paradoxale.

Elle conduit à recommander le développement de mesures de risque associées aux instruments de crédit, car l’absence d’information sur le risque de défaillance est source d’inefficience du marché. De façon plus large, il convient de se demander si le marché financier de l’UEMOA ne fournit pas une illustration du «triangle d’impossibilité» de Mundell, selon lequel il serait impossible de combiner un système à changes fixes, une faible autonomie des politiques monétaires et une bonne mobilité des capitaux ?

Mohamed Lamine Mbengue, Jean-François Casta, Eric Paget-Blanc

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