Les obligations américaines sont-elles trop chères ?

Publié le 3 septembre 2021 à 16h30

Philippe Brossard

L’inflation américaine a accéléré pour atteindre 5,4 % et la croissance économique est revenue : elle atteindra environ 6 % cette année. Ces deux éléments (inflation + croissance) auraient dû pousser les taux longs à la hausse ; mais, au contraire, après un accès de fièvre en mars, ceux-ci ont rebaissé, à seulement 1,3 % pour les taux à 10 ans et 1,9 % pour les taux à 30 ans. Le prix des obligations étant en fonction inverse de leur taux actuariel, une autre façon d’exprimer que les taux longs sont bas est de dire que les obligations sont chères. Trop chères ?

Longtemps les marchés ont fonctionné sur une approximation simple : les taux longs devaient se situer aux environs du total : inflation + croissance, encore appelé « croissance nominale du PIB ». Celle-ci devrait atteindre 10 % cette année ! Et ses perspectives de moyen terme sont de 4 % environ, résultant d’une croissance de 2 % et d’une inflation de 2 % (objectif de la Fed).

Un autre étalon de mesure des taux à long terme (à 10 ans par exemple) est la moyenne des taux courts (anticipés) des 10 prochaines années, éventuellement augmentée d’une « prime de terme » pour payer le risque qu’il y a à verrouiller son épargne sur un taux fixe pendant dix ans. Si l’on en croit la Fed, ses taux devraient remonter à partir de 2023 par étapes et se stabiliser à 2,5 % sur le moyen terme (c’est-à-dire à 0,5 % hors inflation). Cela devrait conduire à une moyenne des taux courts d’environ 2 % sur les 10 prochaines années et proche de 2,5 % sur 30 ans.

Comment expliquer ces écarts entre les étalons traditionnels des taux longs et leurs niveaux actuels ? 1/ Les marchés anticipent-ils moins d’inflation que la Fed ? 2/ Ou bien misent-ils sur des taux réels plus bas que les 0,5 % visés par elle ? 3/ Ou bien encore, la prime de terme est-elle devenue négative ?

1/ Les anticipations d’inflation sont directement mesurables à travers le marché des obligations indexées sur l’inflation et se situent à 2,3 % à 10 ans, ce qui correspond aux prévisions de la Fed.

2/ Les taux réels à 10 ans (le taux actuariel des emprunts d’Etat indexés sur l’inflation) sont en revanche très négatifs (-1 %), bien inférieurs aux indications données par la Fed d’un taux court réel à 0,5 % sur longue période. Cet écart important peut signifier que le marché obligataire ne croit pas que la Fed pourra remonter ses taux à 2,5 % et les y maintenir dans les prochaines années. Il peut aussi signifier que la prime de terme au lieu d’être positive, comme la théorie ancienne de la courbe des taux le postulait, est en fait très négative.

3/ La prime de terme ne peut pas se mesurer directement a priori. Elle ne peut être constatée qu’a posteriori, en comparant la réalité des taux courts sur les 10 ans écoulés avec les taux à 10 ans tels qu’ils étaient en début de période. En partant des données historiques, on peut néanmoins modéliser cette prime et utiliser le modèle pour évaluer la prime de terme actuelle. La Fed a développé son propre modèle et estime que la prime de terme actuelle des taux 10 ans serait de -0,4 %. En quelque sorte il n’existe plus d’avantages (ou de préférence) pour la liquidité, mais au contraire une préférence pour la duration. Cela peut paraître paradoxal mais peut s’expliquer par un important besoin de duration de la part des investisseurs, par exemple pour mitiger le risque d’un portefeuille en actions : en cas de crise économique, la baisse des taux fait monter le prix des obligations, d’autant plus que leur duration est importante, et compense la chute des actions. Cette prime de terme négative peut également s’interpréter comme un excès de demande pour les produits obligataires et donc une insuffisance de l’offre : il y aurait trop peu de déficit public par rapport aux besoins d’épargne ! Autre paradoxe, alors que les Etats-Unis auront presque 15 % de déficit public cette année.

La cherté des obligations américaines reposerait donc aujourd’hui sur deux éléments : des anticipations de hausse de taux réels nettement inférieures aux prévisions de la Fed ; et une préférence pour l’obligataire au détriment du cash. Ces deux éléments sont potentiellement très versatiles. Il semble plus prudent d’une part de miser sur la trajectoire de taux de la Fed ; d’autre part de gager que la prime de terme devrait revenir vers 0, voire au-dessus (sa moyenne depuis 20 ans est de +0,4 % selon le modèle de la Fed). Ce faisant, on peut envisager une hausse des taux américains de 50 à 100 points de base, dans les mois prochains, sauf très mauvaise surprise conjoncturelle. 

Philippe Brossard Chef économiste ,  AG2R

Philippe Brossard est le chef économiste d'AG2R La Mondiale.

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