L'analyse d'Isabelle Job Bazille

Démondialisation ou mondialisation 2.0

Publié le 19 février 2021 à 16h23

Isabelle Job Bazille

Le processus de libéralisation du commerce international s’est construit sur la vision consensuelle selon laquelle le libre-échange était un jeu à somme positive, avantageux pour tous les participants. Techniquement, des moyens de transport plus sophistiqués, plus rapides et moins chers, et l’essor des technologies du numérique ont permis aux échanges mondiaux de prospérer, avec en toile de fond une fragmentation des processus productifs et la multiplication du nombre d’intervenants le long de la chaîne de fabrication afin de tirer profit de l’avantage comparatif de chaque site de production. Cette division internationale du travail et ce commerce de tâches ont été de puissants moteurs d’accélération de la mondialisation qui a atteint une forme d’apogée à la veille de la crise financière de 2008.

Cette mondialisation apparemment douce et heureuse n’a cependant pas fait que des gagnants. Certes, la libéralisation des échanges a entraîné une réduction des inégalités entre pays en permettant d’extraire de la pauvreté plus d’un milliard d’individus et en favorisant l’émergence d’une classe moyenne dans les pays qui se sont insérés au fil du temps dans la chaîne mondiale de valeur. Mais l’élixir du libre-échange a eu un goût amer pour tous ceux qui, dans les pays développés, ont vu leurs emplois disparaître, délocalisés vers ces plateformes low cost, ou ont subi un arbitrage salarial global à l’origine d’un creusement des inégalités. La mondialisation est devenue, pour ces laissés-pour-compte, synonyme d’injustice économique et sociale.

Le processus de mondialisation, vu comme un vecteur d’uniformisation aux dépens des identités nationales, a également eu des ramifications politiques. Comme le défend l’économiste Dani Rodrik (The Globalization Paradox. Democracy and the Future of the World Economy. W.W. Norton & Company, 2011), le triptyque – mondialisation, Etat nation et démocratie – ne fait pas bon ménage. L’ordre, politique et juridique, à l’échelle nationale, interfère avec les instances supranationales et les juridictions internationales, responsables des règles et des arbitrages mondiaux. Avec des règles du jeu édictées par des institutions lointaines et distantes, les électeurs nationaux se sentent dépossédés de leur pouvoir de contrôle et d’influence, de quoi affaiblir la démocratie. La réappropriation de la décision politique et la volonté de défendre son identité face aux assauts extérieurs peuvent alors pousser les électeurs à se tourner vers des partis anti système qui prêchent des politiques de repli protectionniste.

Ces stratégies du chacun pour soi sont dangereuses, mais leur pouvoir d’attraction risque de devenir irrésistible à l’heure où la crise de la Covid-19 a remis au cœur des débats la question de la souveraineté économique. Le manque de masques de protection ou de médicaments, au plus fort de la crise sanitaire, a jeté une lumière crue sur la dépendance des économies aux importations de biens considérés comme essentiels, notamment en provenance de Chine. Cette quête d’autonomie dans les secteurs jugés stratégiques (militaire, santé, technologie, etc.) est légitime et doit amener à repenser certains aspects de la mondialisation, sans nécessairement la remettre fondamentalement en cause. Car une inversion du processus de mondialisation serait dommageable à la fois pour les consommateurs occidentaux qui profitent de gains de pouvoir d’achat et de variétés, mais aussi pour les pays émergents ou pauvres, là où les échanges internationaux riment avec développement économique.

Au-delà de la relocalisation de la production d’un certain nombre de biens jugés essentiels née de la volonté des Etats de regagner leur autonomie stratégique, une réflexion de fond doit être menée sur l’organisation des chaînes de valeur à l’échelle mondiale, avec notamment un nouvel équilibre à trouver entre efficacité et résilience. Une plus grande diversification des sources d’approvisionnement doit aider à sortir de la dépendance économique et protéger les échanges en cas de défaillance d’un fournisseur, tandis que le raccourcissement des chaînes de production peut contribuer à les rendre moins opaques et plus maîtrisables. Par ailleurs, les perturbations mondiales liées à la guerre commerciale sino-américaine ont démontré combien les échanges peuvent être pris en otage de relations internationales compliquées. Un nouveau monde multipolaire et en tension plaide ainsi en faveur d’une plus grande régionalisation des échanges afin d’être immunisé contre les désordres géopolitiques mondiaux.

Mais surtout, pour regagner l’adhésion des citoyens, la mondialisation doit se faire le reflet des nouvelles aspirations de la société, lesquelles bouleversent le champ des préférences collectives en faveur d’un modèle économique plus durable et plus équitable. La liberté de commercer doit désormais rimer avec une plus grande justice sociale en mettant en place, là où cela est nécessaire, des politiques de redistribution adéquates pour niveler les disparités de revenus et offrir des compensations aux perdants de la mondialisation. Et pour lui donner un visage plus humain, la mondialisation doit s’extraire d’une logique purement mercantiliste, en tarifant ou en rendant suffisamment contraignantes les exigences sociétales et environnementales mais aussi sanitaires. Finalement, la mondialisation ne doit pas être diabolisée mais maîtriser son processus implique d’ériger de nouvelles règles acceptables par tous et au bénéfice de tous.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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