Fin de cycle inédite

Publié le 13 décembre 2019 à 18h09

Isabelle Job Bazille

Les cycles économiques ont pendant longtemps été facilement lisibles avec un déroulé assez mécanique lorsque, très schématiquement, les phases de surchauffe économique, souvent nourries par une surcharge de crédits, débouchaient sur une accélération de l’inflation des prix des biens et services, reflet des excès de demande et/ou de tensions sur le marché de l’emploi. Pour éviter que la machine économique ne s’emballe trop, les banques centrales n’avaient qu’à user du levier monétaire pour resserrer les conditions de financement et ainsi amortir le cycle quitte à connaître un épisode récessif pour faire disparaître l’empreinte inflationniste, avant d’opérer le chemin inverse afin d’impulser un nouveau cycle de croissance.

Cette mécanique appartient désormais à une époque révolue. Avec une inflation mise en sourdine, les banques centrales ont perdu leur boussole et ont pu maintenir des politiques monétaires durablement accommodantes au prix de gonflement d’importants déséquilibres financiers. Ainsi, si l’inflation a déserté la sphère réelle, les enjeux se sont progressivement déplacés vers la sphère financière où s’est développée une inflation galopante des prix d’actifs sur fond d’endettement croissant et de prises de risque excessives, dans un contexte de taux bas et de liquidité abondante. Les épisodes récessifs les plus récents ont ainsi été provoqués par le débouclage des excès financiers accumulés dans la phase montante du cycle à l’instar de l’éclatement de la bulle Internet ou de la crise des subprimes. A chaque fois, la normalisation tardive et modeste de la politique monétaire est venue révéler le caractère insoutenable d’une croissance assise sur d’importants déséquilibres financiers sur fond de réappréciation brutale du risque. Le retournement, particulièrement violent lors de la crise de 2008, a alors provoqué une récession de bilan, avec, de manière conjointe et concomitante, un processus de dévalorisation des actifs indûment survalorisés et du désendettement obligeant alors les banques centrales à des actions aussi énergiques qu’inédites pour assouplir davantage la politique monétaire et ranimer une activité anémiée quitte à créer des conditions propices à une nouvelle accélération du cycle financier. Les mouvements de balancier de la finance sont ainsi devenus, depuis une vingtaine d’années, le principal déterminant des cycles économiques.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Malgré une décennie de croissance ininterrompue et une baisse du chômage qui tutoie dans certains pays des planchers historiques, les indices de prix restent étonnamment sages, avec des rythmes de hausse qui continuent de graviter, de part et d’autre de l’Atlantique, en deçà de la cible des 2 % inscrite dans le mandat des banques centrales. Difficile donc de trouver dans la lecture de l’inflation, normalement stigmate des excès cycliques, le moindre signal d’une fin de cycle imminente.

Côté finance, les excès sont patents : la dette mondiale atteint de nouveaux records et la qualité des crédits octroyés a eu tendance à se dégrader comme en témoignent la migration des notes sur le marché des obligations d’entreprises ou le fort effet de levier utilisé dans les financements d’acquisition et les opérations de capital-investissement. Par ailleurs, toutes les classes d’actifs paraissent chères avec des valorisations soutenues par l’extrême faiblesse des taux d’intérêt qui gonflent notamment la valeur actualisée des flux de revenus sous-jacents (comme les profits futurs pour les marchés actions).

On pourrait, dès lors, craindre que des turbulences financières précipitent le retournement cyclique. Cependant, toutes velléités de normalisation monétaire ayant été abandonnées par les banques centrales, les conditions financières extrêmement souples pourraient continuer encore longtemps à soutenir l’édifice de croissance et de dette tout en alimentant en carburant les marchés financiers.

Il faut aller chercher au cœur de la géopolitique mondiale un élément perturbateur susceptible de faire basculer les anticipations et dérailler la croissance. Les tensions commerciales entre la Chine et les Etats-Unis sont la partie émergée d’un affrontement hégémonique durable entre une puissance dominante, mais en déclin, et une puissance rivale qui aspire à lui ravir son leadership. Ainsi, si un accord commercial est conclu dans les mois à venir entre Washington et Pékin, il devra être interprété avec prudence : il ne s’agirait pas d’une véritable désescalade, mais plutôt d’un palier dans l’affrontement, lequel pourrait se réactiver et se déplacer sur d’autres terrains que le commerce. Guerre économique ou technologique, contrôle des espaces maritimes et des ressources naturelles ou énergétiques et affrontement idéologique sont autant d’instruments au service de ces volontés de puissance avec des scénarios multiples et imprévisibles aux effets potentiellement déstabilisants. Au-delà des tensions sino-américaines, l’affaiblissement du multilatéralisme augmente les risques de conflits locaux ou régionaux. Dès lors que la puissance peut l’emporter sur le droit, les rivalités politiques, religieuses ou économiques, parfois anciennes, peuvent se cristalliser à nouveau avec des risques d’engrenage dangereux comme en témoignent les poussées de fièvre entre l’Arabie et l’Iran au Moyen-Orient ou entre l’Inde et le Pakistan autour de la question du Cachemire… C’est donc plus ce monde «éruptif» qui porte en lui les germes de la prochaine récession, en cas de choc non anticipé venant ébranler la confiance des marchés.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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