Prédire l’avenir dans un monde en disruption

Publié le 14 juin 2019 à 17h40    Mis à jour le 17 juin 2019 à 10h44

Isabelle Job Bazille

«Les prévisions sont difficiles surtout lorsqu’elles concernent l’avenir» disait Pierre Dac. Faire des prévisions devient un exercice d’autant plus périlleux que nous vivons dans un monde de grandes transformations – technologique, économique, sociétale, politique ou géopolitique – un monde où il faut apprendre à vivre avec un niveau d’incertitude structurellement élevé. On peut néanmoins tenter de s’extraire du bruit ambiant pour déceler quelques tendances de fond qui vont façonner les scénarios de long terme.

D’abord, le régime de croissance molle qui prévaut actuellement dans les économies avancées est là pour durer. La révolution industrielle sans précédent que nous vivons, laquelle mêle intelligence artificielle, robotique et économie numérique, transforme en profondeur nos structures économiques entre d’un côté, une industrie en déclin, mais hyper-productive, où les machines s’approprient le travail des hommes et de l’autre, un secteur des services hypertrophié, gourmand en main-d’œuvre mais moins productif. Ce biais de structure en faveur d’activités à faible productivité augure mal de la croissance d’autant que l’ère du numérique s’assimile davantage à une révolution des usages, laquelle réorganise le partage de la valeur plus qu’elle n’en crée. Le salut ne viendra pas non plus de l’extérieur. Le rééquilibrage en cours du modèle de croissance chinois, en faveur de la consommation et des services, est synonyme de ralentissement économique tendanciel et de perte de traction pour le reste du monde.

Ensuite, l’inflation devrait rester absente des écrans radar. La globalisation et l’intégration dans les chaînes de valeur globales de pays low cost restent des facteurs puissants de désinflation avec une recherche inlassable de compétitivité qui met les prix et les salaires, notamment dans le bas de l’échelle des qualifications, sous pression. Les innovations technologiques, avec la déferlante du numérique, tirent également les prix vers le bas. La plateformisation des services, synonyme de réduction du nombre d’intermédiaires le long de la chaîne de valeur, et l’automatisation des tâches contribuent à faire baisser les coûts et les prix. La révolution numérique, biaisée en faveur du capital innovant et du travail qualifié, conduit aussi à un phénomène de polarisation du marché du travail et à des inégalités salariales croissantes. La disparition progressive des emplois intermédiaires au profit d’emplois de services de proximité plus précaires et moins bien rémunérés, va durablement peser sur la dynamique salariale globale et participer à la sagesse des prix.

Enfin, les taux d’intérêt vont rester bas pour longtemps. Une croissance nominale plus faible conduit en miroir à un abaissement du régime de taux longs. En l’absence d’inflation, les banques centrales peuvent maintenir des politiques monétaires très accommodantes sans mettre en péril leur mandat d’ancrage nominal. Les taux à long terme, qui reflètent en quelque sorte les taux à court terme futurs anticipés, n’ont donc pas de raison de monter, de quoi soutenir en retour l’édifice de dette qui atteint des proportions préoccupantes à l’échelle mondiale. Par ailleurs, avec des ménages vieillissants dans les économies avancées qui accumulent pour leur retraite, et des ménages dans les pays émergents qui se constituent un matelas de sécurité en l’absence de filets de protection sociale, l’épargne mondiale reste abondante et à la recherche d’actifs sans risque, notamment les titres d’Etats de bonne signature dont les rendements ploient sous le poids de cet excès de demande. Parallèlement, la quête de rentabilité, dans un contexte de liquidité à foison et bon marché, devrait continuer à écraser la hiérarchie des rendements, souvent au mépris du risque, de quoi alimenter sporadiquement une correction des excès financiers.

Cette «nouvelle normalité» où cohabitent croissance médiocre, inflation faible et taux d’intérêt bas, va devoir composer avec un contexte politique et géopolitique plus incertain et plus instable.

Nous sommes entrés dans un cycle politique long lorsque les priorités politiques prennent le pas sur l’économie. Sur les scènes politiques intérieures, on assiste à une montée de la conflictualité sociale. Les angoisses et les peurs des populations les plus vulnérables face aux grandes transformations économiques et sociétales font le lit des populismes. Leurs discours clivants rencontrent les angoisses collectives avec une polarisation croissante des opinions qui mine la cohésion sociale et crispe les mécanismes démocratiques. A l’extérieur, la scène géopolitique mondiale est désorganisée par l’affaiblissement du multilatéralisme. La recomposition géopolitique en cours marque la fin du leadership sans partage des Etats-Unis face à la nouvelle Chine hégémonique. Guerre économique, suprématie technologique, contrôle des espaces maritimes et des ressources naturelles ou énergétiques et affrontement idéologique sont autant d’instruments au service de ces volontés de puissance avec des enjeux, géopolitique, géoéconomique et géostratégique, devenus indissociables. Ce grand retour du politique comme arbitre des relations internationales où les rapports de force remplacent la médiation multilatérale risque de nourrir désordre et instabilité.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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