L'analyse d'Isabelle Job-Bazille

«Chacun est l’ombre de tous» (Paul Eluard)

Publié le 10 avril 2020 à 18h19

Isabelle Job Bazille

Le virus du Covid-19 n’a pas de frontières, ni géographiques,  ni sociales. Mais en ces temps de crise, la solidarité nationale s’organise. Le respect des mesures de confinement est un acte civique, avec des restrictions des libertés individuelles indispensables pour freiner l’épidémie et éviter l’engorgement des urgences hospitalières. Même les jeunes, pour qui la distanciation sociale est compliquée à vivre, se montrent solidaires avec les anciens et puisent dans les réseaux sociaux des idées originales d’interactions avec de nouvelles formes de résilience qui s’inventent sur le Net. Demain, cette solidarité intergénérationnelle devra trouver en retour un écho sur le front de la lutte contre le réchauffement climatique avec une jeunesse qui demande à ses aînés un sursaut de conscience et de responsabilité pour préserver la planète et ne pas sacrifier son avenir. 

La crise redonne également l’envie de «faire nation», comme en témoigne l’élan spontané de solidarité à l’égard des personnels soignants applaudis chaque soir par des citoyens reconnaissants. Elle est aussi l’occasion de montrer à quel point tous ces travailleurs de l’ombre (caissières, livreurs, éboueurs, auxiliaires de vie…) sont des rouages essentiels du bon fonctionnement de nos économies. Ce sont souvent les mêmes qui, rassemblés sous la bannière des «gilets jaunes», avaient le sentiment d’être des exclus de l’intérieur, les mêmes qui peuvent trouver aujourd’hui dans cette reconnaissance de leur utilité sociale une première réponse à leur quête de respect et de dignité.

Et, comme à chaque nouvelle épreuve, l’union nationale revit malgré quelques fissures. Le retour du thème des frontières témoigne d’une tentation du repli sur soi. Or, pour faire face à cette crise historique, notre humanité ne doit pas se limiter aux frontières : elle doit transcender les égoïsmes nationaux pour permettre l’expression d’une solidarité transnationale, notamment à l’échelle européenne.

L’Europe sera solidaire ou ne sera plus comme il est dit souvent. Certes, l’Europe n’a pas de compétence en matière de santé, et laisse naturellement les gouvernements gérer les urgences sanitaires et sociales, en leur donnant toute latitude financière grâce à l’activation de la clause dérogatoire générale qui met en suspens les règles budgétaires. Certes, l’impression d’une Europe inutile a bien du mal à résister à la propagande chinoise et à sa diplomatie des masques, en oubliant parfois les actes de solidarité plus discrets avec un accueil transfrontalier de patients infectés. Certes, la coordination européenne a bien du mal à trouver un débouché financier de taille adaptée, mais la Banque centrale européenne, la seule institution fédérale de l’Union, endosse pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort. Mais les mots blessent parfois plus que les actes. Il y a une forme d’indécence à parler d’aléa moral pour s’opposer à toute idée de mutualisation des dettes au moment où les populations meurtries enterrent leurs morts. Ce procès en inhumanité pourrait laisser de profondes cicatrices, avec des citoyens désabusés qui se détournent d’une Europe incapable d’empathie ou de compassion, au risque demain de succomber aux sirènes populistes. 

Faire société devient une nécessité impérieuse avec un vivre-ensemble qui suppose une confiance réaffirmée et partagée et un cadre collectif protecteur qui témoigne d’une volonté indéfectible d’unir cette communauté de destin. À l’épreuve d’une crise historique, l’Europe se doit de donner des réponses concrètes sans lésiner sur les moyens pour soulager les pays membres les plus en difficulté en leur témoignant une solidarité sans faille tant dans les mots que dans les actes. Sans quoi les forces centripètes, sources d’instabilité à la fois politique, sociale ou économique, pourraient à terme lui être fatales.

Cette Europe solidaire de l’intérieur doit également se projeter vers l’extérieur. Les dégâts sanitaires dans les pays pauvres s’annoncent dramatiques en raison de l’exiguïté des systèmes de santé. Les dégâts sociaux risquent de l’être tout autant. L’effondrement des économies, avec la deuxième lame de fond de la récession mondiale, laisse présager une explosion de l’extrême pauvreté en l’absence de filets de protection sociale. Au-delà de la morale et de l’éthique qui nous obligent à un plan d’aide international qui doit être à la hauteur des enjeux, il s’agit également d’une mission d’intérêt général pour endiguer la pandémie.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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