Un parfum d’exubérance irrationnelle

Publié le 9 avril 2021 à 11h10

Isabelle Job Bazille

Face à la crise de la Covid, les banques centrales, fortes de l’expérience de 2008, ont fait preuve d’une grande réactivité et ont irrigué, sans tarder, le système financier en liquidités, extrêmement bon marché, avec pour objectifs de fluidifier les mécanismes de financement, d’aider à la formation des prix de marchés et d’enrayer le durcissement des conditions financières. Elles ne peuvent être incriminées de ne pas avoir fait tout leur possible afin d’éviter qu’une crise financière majeure ne vienne se surajouter aux crises sanitaire et économique.

Cependant, leurs remèdes, avec des marchés noyés dans un grand bain de liquidités et sous la perfusion de taux bas, ont fourni le carburant nécessaire à une nouvelle accélération du cycle financier. Comme toujours, le vent d’optimisme qui souffle aujourd’hui sur les marchés encourage les investisseurs à s’endetter pour acquérir des actifs financiers au point d’engendrer une hausse cumulative et endogène des prix. En parallèle, la vigilance en matière d’évaluation des risques tend à faiblir et les paris deviennent de plus en plus audacieux pour nourrir toujours plus de rentabilité. Ces boucles autorenforçantes se propagent d’une classe d’actifs à l’autre par arbitrages successifs et gonflent les valorisations éventuellement jusqu’à l’excès. La hausse irrésistible des bourses, la compression des primes de risque sur les obligations d’entreprises, le niveau record d’émissions sur les segments les plus risqués et la santé insolente des structures de financement à levier (prêts à effet de levier, CLO et crédit privé) témoignent de cet emballement. Les marchés ne semblent pas se soucier du caractère fragile de la reprise ni des potentiels effets de longue traîne de la crise et préfèrent parier sur l’efficacité des vaccins et sur les effets stimulants des plans de relance, tout en misant sur la bienveillance des banques centrales et leur ombrelle protectrice.

Si les niveaux de valorisation ne paraissent pas nécessairement excessifs, eu égard à la faiblesse des taux d’intérêt, les signes d’exubérance tendent néanmoins à se multiplier. En février dernier, l’affaire GameStop est venue attester du nouvel engouement des particuliers américains pour la spéculation boursière. La popularisation des plateformes et applications de trading aux commissions réduites a permis aux boursicoteurs d’organiser une fronde contre les fonds spéculatifs en déjouant leurs paris à la baisse, quitte à flirter avec des pratiques d’agiotage. Fin mars, le fonds spéculatif Archegos, un « family office » qui finançait des paris risqués en usant du levier financier, a fait perdre des milliards à des banques d’investissement de premier plan, contraintes de brader dans l’urgence les titres détenus pour le compte d’Archegos, vu son incapacité à faire face aux appels de marge. La valeur exubérante du bitcoin est un autre symptôme de cette frénésie spéculative avec une relation récursive entre les prix actuels et futurs et l’enclenchement d’une dynamique haussière au parfum de bulle. Que dire enfin de la vague d’enthousiasme suscitée par les SPAC (special purpose acquisition companies), ces coquilles vides qui lèvent des fonds en bourse dans le but de procéder à des acquisitions de sociétés non cotées. Ces dernières peuvent ainsi entrer à Wall Street par la petite porte sans devoir se conformer aux règles très encadrées d’une introduction boursière classique. Quant aux investisseurs, ils donnent une sorte de « chèque en blanc » aux fondateurs des SPAC, souvent des personnalités reconnues, pour qu’ils dénichent la perle rare, ce qui reste une aventure financière très risquée.

Pour le moment, ces incidents isolés n’ont pas ébranlé la confiance des marchés, mais l’appât du gain facile et rapide est symptomatique d’un emballement spéculatif à l’origine des bulles financières. Leur possible éclatement fait peser un risque sur la stabilité du système financier qui a pour pivot la liquidité. Or, la liquidité, actuellement surabondante, a pour propriété de disparaître au moment où tout le monde la recherche. Lorsque l’euphorie laisse place à la panique, la ruée sur le cash déclenche des ventes de détresse avec la liquidation forcée d’actifs peu liquides à prix cassés ou celle de titres plus facilement échangeables sur les marchés afin de compenser les pertes. Ces comportements mimétiques et rationnels du point de vue individuel alimentent la contagion entre les différentes classes d’actifs et une perte de confiance généralisée.

Pour dompter l’hubris des marchés, les banques centrales vont devoir ériger en priorité l’objectif de stabilité du système financier en renforçant le cadre macro-prudentiel, avec des outils à rebours des cycles afin de contrarier, autant que faire se peut, le caractère procyclique de la finance et en mettant sous surveillance les prêteurs non bancaires. Suite à l’affaire Archegos, Janet Yellen, la secrétaire d’Etat au Trésor du gouvernement Biden, a d’ailleurs demandé aux superviseurs d’entamer une réflexion sur l’effet de levier financier des fonds spéculatifs. Les activités risquées se sont en effet progressivement déplacées, par arbitrage réglementaire, vers les intermédiaires financiers non bancaires constituant le « shadow banking » (fonds d’investissement, spéculatifs ou indiciels, véhicules de titrisation et fonds de capital-investissement), des acteurs peu régulés, porteurs de risques intrinsèques et d’interactions complexes avec le secteur bancaire.

Isabelle Job Bazille Directrice des Etudes Economiques ,  Crédit Agricole S.A.

Titulaire d’un Doctorat de Sciences Economiques de l’Université de Paris X Nanterre, Isabelle Job-Bazille a débuté sa carrière chez Paribas en 1997 comme Analyste risque-pays en charge de la zone Moyen-Orient-Afrique. Elle a rejoint Crédit Agricole S.A. en septembre 2000 en tant qu’économiste spécialiste du Japon et de l’Asie avant de prendre la responsabilité du Pôle Macroéconomie en mai 2005. Dans le cadre de la ligne métier Economistes Groupe, elle a été détachée à temps partiel, entre 2007 et 2011, dans les équipes de Recherche Marchés chez Crédit Agricole CIB à Paris puis à Londres. Depuis février 2013, elle est directeur des Etudes Economiques du groupe Crédit Agricole S.A.

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