L'analyse de Patrick Artus

Désintermédier le financement des entreprises dans la zone euro : est-ce une bonne idée ?

Publié le 10 janvier 2020 à 16h49    Mis à jour le 10 janvier 2020 à 17h54

Patrick Artus

Depuis la crise de 2008-2009, on assiste à une désintermédiation progressive du financement des entreprises dans la zone euro : le poids du crédit bancaire a reculé et s’est stabilisé (à 95 % du PIB), et le poids du financement obligataire des entreprises a augmenté (de 7 % à 12 % du PIB). Cette évolution du financement des entreprises est logique : le coût de l’intermédiation bancaire s’est accru par les nouvelles réglementations des banques, et le financement bancaire est devenu moins compétitif que le financement obligataire. Mais est-elle favorable ?

Cette évolution est tout d’abord logique : les nouvelles réglementations des banques de la zone euro (capital réglementaire, ratio de liquidité) ont entraîné une hausse de leurs fonds propres, dont le coût est élevé, et une hausse de leur détention d’actifs liquides (obligations), dont le rendement est faible. Le coût de l’intermédiation bancaire a donc augmenté par rapport à celui des financements de marché, ce qui pousse vers la désintermédiation.

La désintermédiation du financement des entreprises de la zone euro peut avoir deux effets favorables. Tout d’abord, elle réduit le risque de crise bancaire. Avec un financement désintermédié, le risque d’entreprise est porté directement par les épargnants qui détiennent les actifs financiers émis par les entreprises. Dans un financement intermédié, les banques ont un passif sans risque (les dépôts) et un actif risqué (les crédits), et il faut qu’elles puissent absorber le risque d’entreprise tout en conservant un passif sans risque ; elles le font avec leur capacité d’absorption des chocs (fonds propres, détention d’actifs sans risque) mais, dans les récessions, cette capacité est insuffisante et il y a risque de faillites bancaires (les prêts performants des banques de la zone euro, dans la crise de 2008-2009 et après, sont passés de 2,5 % à 7,5 % du total des prêts ; le taux de défaut des PME est passé de 0,8 % par an à 13,2 % par an ; le risque de défaut des banques anticipé sur les marchés financiers est passé de 0 % à 7 % par an). La désintermédiation du financement des entreprises réduit donc la partie du risque qui est portée par les banques, ce que les régulateurs des banques peuvent souhaiter.

Par ailleurs, on pense usuellement que la politique monétaire est plus efficace dans une économie où les financements sont désintermédiés. En effet, les prix des actifs financiers (spreads de crédit, cours boursiers) réagissent plus fortement aux variations de la politique monétaire que les taux d’intérêt des crédits bancaires (quand la politique monétaire de la BCE est devenue très expansionniste à partir de 2014, les spreads de crédit high yield ont reculé de 220 points de base et le taux d’intérêt des crédits aux entreprises de 80 points de base). Cela implique que le coût du financement des entreprises répond davantage aux modifications de la politique monétaire quand le financement des entreprises est désintermédié.

La conséquence la plus négative du passage à un financement désintermédié des entreprises est le choc que ce passage entraînerait pour les PME. Celles-ci ont des relations de long terme avec leur banque, et, si elles se financent sur les marchés financiers, elles sont confrontées au fait que ceux-ci peuvent se fermer pendant de longues périodes de temps. L’observation des spreads de crédit montre que le marché des obligations d’entreprise a été fermé en réalité de 2008 à 2012 et de 2015 à 2016. Il faudrait donc, si leur financement est désintermédié, que les PME puissent se passer de financement pendant des périodes longues.

Cela impliquerait qu’elles doivent détenir des réserves importantes de cash et qu’elles puissent, comme c’est le cas aux Etats-Unis, réduire rapidement leurs coûts et leurs besoins de financement en ajustant très brutalement leur emploi, ce qui nécessite une flexibilité du marché du travail qui n’est pas présente dans la zone euro (au creux de la récession en 2009, l’emploi a baissé de 5 % sur un an aux Etats-Unis et de 2 % sur un an dans la zone euro).

Il est très probable que la désintermédiation du financement des entreprises va se poursuivre dans la zone euro : le coût de l’intermédiation par les banques est plus élevé que dans le passé, et cette évolution plaît aux régulateurs des banques parce qu’elle réduit le risque bancaire et à la BCE parce qu’elle accroît l’efficacité de la politique monétaire. Mais elle fait courir le risque d’une interruption, dans les périodes d’aversion élevée pour le risque, du financement des PME, ce qui serait plus difficile à supporter dans la zone euro qu’aux Etats-Unis, avec la moindre capacité des entreprises à réduire leurs besoins de financement.

Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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