La répression financière devient irréversible

Publié le 28 septembre 2018 à 15h11

Patrick Artus

On appelle répression financière une situation dans laquelle les épargnants soit sont contraints d’investir dans certaines classes d’actifs et ne sont pas autorisés à investir dans d’autres classes d’actifs ; soit reçoivent une rémunération anormalement basse sur leur épargne. Cette situation de répression financière s’est développée et est devenue irréversible : les Etats et les banques centrales ne pourront plus libéraliser les marchés financiers, ce qui crée de nombreuses inefficacités.

Prenons trois exemples importants : les taux d’intérêt anormalement bas dans les pays de l’OCDE et en Chine ; les contrôles des capitaux en Chine ; la réglementation des banques et des entreprises d’assurance dans les pays de l’OCDE, particulièrement en Europe.

Depuis le début des années 2000 et surtout depuis la crise de 2008, dans les pays de l’OCDE et en Chine, les taux d’intérêt sont anormalement bas par rapport au taux de croissance. Cela vient de la volonté de stimuler la demande, de soutenir l’activité, mais aussi d’éviter une crise de solvabilité qui pourrait affecter les emprunteurs privés et publics en raison du niveau très élevé de leur endettement. Dans les pays de l’OCDE, il s’agit en particulier de la solvabilité budgétaire. Si les taux d’intérêt y revenaient à un niveau normal par rapport au taux de croissance, la hausse des paiements d’intérêt sur les dettes publiques ferait disparaître la solvabilité budgétaire de ces pays, et conduirait probablement à une crise des dettes publiques dans de nombreux Etats. Il est alors obligatoire de maintenir des taux d’intérêt anormalement bas, donc de spolier dans le long terme les prêteurs, ce qui est la première forme de répression financière.

La Chine est confrontée à un endettement domestique considérable et en forte hausse. Pour que celui-ci soit supportable, et même puisse contribuer à soutenir la demande à un moment où la croissance domestique a tendance à ralentir, il faut des taux d’intérêt très bas par rapport à la croissance, ce que met en place la banque centrale. Mais ces taux d’intérêt très bas poussent les épargnants chinois à investir à l’étranger, ce qui s’est produit de 2014 au début de 2016 pour des montants considérables. Pour éviter ces sorties de capitaux, le gouvernement chinois a remis en place au début de 2017 des contrôles sur ces dernières. Les épargnants chinois sont donc soumis à une double répression financière : ils ne peuvent pas investir à l’étranger et ils reçoivent une rémunération anormalement faible sur leur épargne investie en Chine.

Le troisième exemple de répression financière est celui des réglementations des banques et des sociétés d’assurance en Europe. Celles-ci imposent aux banques et aux assureurs de détenir une quantité importante de dette du secteur public, les banques comme réserves de liquidité, les sociétés d’assurance en raison du caractère très pénalisant en termes de consommation de fonds propres à investir dans des actifs risqués (dette des entreprises, actions…). Cette détention forcée de dette publique par les intermédiaires financiers est une forme de répression financière, puisqu’elle déforme les choix spontanés d’investissement et d’allocation de portefeuille de ces intermédiaires, qui facilite évidemment le financement de la dette publique très élevée des pays européens.

Sous ces diverses formes, cette répression financière évite des crises de solvabilité budgétaire, des sorties massives de capitaux, des difficultés de financement des dettes publiques. Mais il ne faut pas oublier ses dangers. Les taux d’intérêt anormalement bas déforment les choix d’épargne en réduisant les rendements offerts, et peuvent conduire à des investissements inefficaces. Le taux d’épargne des ménages peut devenir anormalement faible (s’il réagit au niveau faible des taux d’intérêt, si les effets de substitution l’emportent) ou anormalement élevé (s’il faut compenser le rendement faible de l’épargne par une épargne forte, ce qu’on voit en Allemagne, par exemple). Les contrôles des capitaux imposent d’investir l’épargne dans le pays ; il en résulte des investissements surdimensionnés, inefficaces, comme l’investissement en construction en Chine. Les réglementations forçant les investisseurs financiers à investir dans des titres publics, elles les détournent des autres actifs financiers – les assureurs européens, par exemple, détiennent peu d’actions – et nuisent en particulier au financement des entreprises, ce qu’on voit clairement dans la zone euro. De quoi inciter à peser plus attentivement les avantages et les coûts de la répression financière.

Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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