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Les directeurs financiers du luxe

Publié le 14 décembre 2012 à 15h11    Mis à jour le 25 juin 2014 à 10h45

Morgane Remy

Avec une croissance à deux chiffres de leur chiffre d’affaires et de leur résultat, les directeurs financiers de certaines grandes maisons du luxe peuvent faire des envieux chez la plupart de leurs confrères. Mais pour poursuivre leur développement malgré la crise financière, les acteurs de ce secteur «à part» ont tout de même été obligés d’améliorer leurs pratiques de gestion. Les directeurs financiers ont alors dû introduire un certain sens de l’économie dans un milieu de création et de prestige… quitte à bousculer les habitudes.

Le luxe a décidément le vent en poupe. Malgré un environnement économique dégradé, qui pèse sur de nombreux secteurs économiques, il devrait en effet afficher une croissance mondiale minimum de 10 % cette année, selon une étude Bain & Company publiée en octobre dernier. Un chiffre que pourrait dépasser largement les plus grands acteurs du secteur. Ainsi Richemont, le groupe suisse propriétaire – entre autres – de Cartier, a enregistré un chiffre d’affaires en hausse de 21 % au premier semestre, et un résultat opérationnel progressant de 28 % par rapport aux six premiers mois de 2011. LVMH, de son côté, affiche une hausse de 26 % de ses ventes et de 28 % de son bénéfice net sur la même période, tandis que PPR a enregistré une augmentation de 30,7 % des ventes réalisées par son pôle luxe. Ces grandes maisons doivent leurs excellents chiffres à leur activité aux marchés asiatiques, à commencer par la Chine, qui toujours d’après Bain & Company, représente désormais un quart des achats de luxe. Ainsi, chez PPR, les marques Bogetta Venetta et Yves Saint Laurent ont progressé de plus de 30 % dans ce pays. «Nos marques se développent surtout en Asie, avec une croissance globale de plus de 20 % en 2011, qui devrait se poursuivre au-delà de 10 % (en réel) en 2012, précise Jean-Marc Duplaix, directeur financier du groupe. Le marché est encore en devenir et nous continuons à y ouvrir des magasins afin de renforcer notre présence.»

Les pays émergents en ligne de mire

Les PME sont également concernées par cette tendance. «Même si nous sommes un petit acteur de la parfumerie – avec un chiffre d’affaires de 420 millions d’euros en 2012 sur un marché estimé à 15 milliards de dollars, notre progression passe par une forte présence à l’international, explique Philippe Santi, directeur général délégué d’Interparfums. Nous visons de plus en plus la Chine et l’ensemble du marché asiatique, où notre chiffre d’affaires a progressé de 37 % en 2011 et de 10 à 15 % en 2012.»

Toutefois, malgré ce dynamisme, les directions financières du secteur ont dû depuis quelques années insuffler une certaine rigueur dans les pratiques de leurs entreprises. C’est notamment le cas pour celles qui n’ont pas accès, du moins pour l’instant, au marché chinois, et ne bénéficient pas des mêmes perspectives de croissance. «Même si nous menons actuellement des opérations pour faire découvrir nos produits auprès des consommateurs chinois, le champagne n’est pas encore entré dans les mœurs locales, témoigne ainsi Etienne Auriau, directeur financier du groupe Laurent-Perrier. Nous vendons donc toujours les trois quarts de nos bouteilles en Europe mais nous concentrons surtout notre développement sur d’autres marchés comme les Etats-Unis ou le Japon.» De même, des marques comme Pierre Frey (tissus d’ameublement) ou Christofle (arts de la table) peinent à percer en Asie et se concentrent sur d’autres pays émergents porteurs comme le Moyen-Orient ou la Russie. Elles restent cependant fortement dépendantes du marché européen, qui est plutôt en stagnation. D’après Bain & Company, la croissance ne devrait être que de 3 % à 3,5 % sur le Vieux Continent. Mais, surtout, les entreprises du secteur ont tiré les leçons de la récession qui les a frappées il y a trois ans. Après une baisse globale de chiffres d’affaires de plus de 10 % au premier semestre 2009, un regain d’activité au deuxième semestre avait permis de limiter la casse à -1,3 % en 2012. Mais pour des acteurs habitués à des croissances à deux chiffres, le coup a été rude.

De nouvelles politiques de réduction des coûts

Pour les directeurs financiers, tout l’enjeu a alors été de donner une place centrale aux procédures d’optimisation des coûts et des prix de ventes, afin de préserver la rentabilité de leurs entreprises, quitte à bousculer les habitudes. «Le luxe est un secteur très particulier, où l’accent est mis avant tout sur la créativité, le prestige, et le service aux clients, explique un directeur financier. Et comme les marges peuvent être très importantes – jusqu’à 30 % pour la maroquinerie, la mode ou les parfums – les notions de réduction des coûts ou d’optimisation du besoin en fonds de roulement n’étaient pas considérées comme primordiales.»Un constat particulièrement vrai pour les plus petites entreprises du secteur qui ont ainsi dû repenser une partie de leur modèle économique. Anticipant une baisse de la fréquentation des hôtels de luxe en Europe, Le Bristol, par exemple, a préféré prendre les devants. «La restauration incluant les restaurants Epicure et 114 Faubourg avaient une marge très faible depuis des années mais sont une vitrine de notre savoir-faire et un outil de prestige, explique Hélène Jouët-Asselin, directrice administrative et financière de l’Hôtel Le Bristol (75 millions d’euros de chiffre d’affaires). Nous avons travaillé au cours de l’année 2012 pour améliorer cette rentabilité tout en maintenant la qualité et le service d’excellence que nous proposons à notre clientèle. La direction financière a donc mené, l’an dernier, une double politique de révision des tarifs et de renégociation avec ses fournisseurs. «En 2012, nos restaurants ont généré  une marge opérationnelle de 10 %, une première dans l’histoire du Bristol !», précise Hélène Jouët-Asselin.

Mais cet effort, commun à presque toutes les spécialités du luxe, a souvent nécessité beaucoup de pédagogie de la part des directions financières auprès d’opérationnels peu habitués à de telles problématiques. Cependant, ces derniers se sont montrés d’autant plus réceptifs qu’ils voyaient leur activité diminuer. Par exemple, chez Christofle, le chiffre d’affaires a été impacté par la crise et le groupe a enregistré des pertes, nécessitant de réduire la voilure pour restaurer la rentabilité. «L’année dernière, nous avons pu retrouver un compte d’exploitation positif, explique Carole Gauthier-Longeard, directeur administratif et financier groupe de Christofle. Nous progresserons encore en 2012. Mais nous avons limité les embauches aux postes nécessaires au développement de la marque et privilégié le personnel temporaire en cas de surcharge, au niveau de la production particulièrement.» Cet effort sur la politique de recrutement s’est en outre inscrit dans un plan beaucoup plus vaste d’optimisation des coûts mené par la direction financière. Tout d’abord, les fonctions supports de l’ensemble des filiales de distribution ont été regroupées à Paris et dans l’usine en Normandie pour une plus grande efficience. Dans les usines, les machines-outils trop grosses ont été vendues, afin de racheter du matériel adapté aux capacités nécessaires. Plus récemment, les services développement des produits et achats ont été réunis afin de mieux anticiper les besoins et de négocier au mieux avec les fournisseurs.

Un BFR plus surveillé

Outre les réductions de coûts, le principal point sur lequel les directeurs financiers du luxe ont dû faire preuve de persuasion dans leur travail d’amélioration de leur rentabilité est la gestion des stocks. Traditionnellement, en effet, les entreprises du secteur font du très large choix qu’elles offrent à leur client une marque de fabrique. Mais cette stratégie a un effet non négligeable sur leur trésorerie.«Le stock total de nos sept maisons représentait à la fin 2011, en moyenne, environ trois années de ventes du groupe Lanson-BCC, explique Nicolas Roulleaux Dugage, directeur administratif et financier. Cinq banques partenaires de longue date assurent de façon constante le financement du vieillissement de ce stock de vins de Champagne, qui s’élevait à 363 millions d’euros, soit près de 80 % de notre endettement global au 31 décembre 2011.» En tenant compte de ces crédits de vieillissement, en face desquels figure une valeur comptable de ces stocks de vins de 435 millions d’euros, le ratio de dette nette sur capitaux propres s’élevait à 2,4 à fin 2011, en réduction constante depuis 2006 où il s’établissait à 5,7. «Nous souhaitons nous stabiliser vers un ratio de 2, car nous souhaitons conserver un niveau moyen de stock suffisant pour garantir la qualité de nos vins tout en  leur allouant les financements les plus appropriés.»

Un travail de pédagogie vis-à-vis des opérationnels

Mais convaincre les opérationnels, et en particulier les commerciaux qui sont en contact direct avec la clientèle, de s’associer à cette démarche n’est pas une mince affaire. «J’ai vraiment dû me battre pour expliquer qu’une amélioration de la gestion de nos stocks nécessitait d’accepter que certains produits soient temporairement indisponibles, explique ainsi Christine Koechlin, directeur administratif et financier du groupe Pierre Frey. Mais grâce à ces efforts, nous sommes ainsi passés de 9 à 8 mois de stocks, ce qui est un gain déjà considérable car nous avons plus de 6 000 références au catalogue et 400 nouvelles chaque année.»

Pierre Frey a également temporairement réduit la taille de la collection de 25 % en 2009 et 2010, car les ménages, touchés par la crise, ont massivement reporté leurs dépenses de décoration. «Même si cela a pu être difficile à accepter pour les équipes commerciales, elles ont compris que nous ne pouvions pas conserver au catalogue des tissus qui se vendent peu souvent, quitte à mécontenter parfois quelques-uns de nos clients», explique Christine Koechlin. En effet, chaque tissu est produit au minimum par rouleau de 150 à 200 mètres. Un seul de ces approvisionnements peut donc représenter des années de ventes.«Au final, grâce à cet effort de réduction de nos stocks, associé à une réduction de nos délais de paiement, nous avons réduit notre besoin en fonds de roulement d’un tiers entre 2008 et 2011», se félicite conclut Christine Koechlin. Face à cette problématique des stocks, d’autres entreprises ont adopté une stratégie beaucoup plus radicale, comme le spécialiste de prêt à porter de luxe Paule Ka (45 millions d’euros de chiffre d’affaires). «Pour nous, le besoin en fonds de roulement lié aux stocks est un enjeu majeur, rapporte Antoine Bing, directeur général adjoint, en charge des finances. Nous achetons les matières en avance, et payons la fabrication au fur et à mesure des lancements, alors que nos distributeurs nous règlent plusieurs mois plus tard. Nous organisons donc des sessions de présentations de nos collections (quatre par an) en show-room en France et à l’étranger, à l’issue desquelles nos distributeurs passent commande, et nous lançons la production en fonction de la demande, en ne procédant à aucun réassort en cours de saison.»

De cette façon, la production est toujours financée sur la trésorerie, mais les risques d’invendus sont nuls.

Des investissements soutenus par les actionnaires

Enfin un dernier sujet prend une place croissante dans les préoccupations des directions financières des sociétés du luxe, celui de la hausse, parfois importante, du prix de leurs matières premières. «L’argent, par exemple, est passé de 150 euros le kilo en 2000 à 750 euros aujourd’hui, témoigne Carole Gauthier-Longeard. Face à ces hausses, nous avons décidé d’augmenter nos prix de vente, mais également d’adapter notre politique d’approvisionnement.»Désormais, la directrice financière surveille quotidiennement le cours du métal précieux.«Si ce dernier passe en dessous de nos prévisions budgétaires, nous en profitons pour nous couvrir à ce tarif, grâce à des contrats à terme», poursuit-elle. Le groupe a ainsi couvert tous ses besoins pour le premier trimestre 2013 et renouvellera cette démarche en fonction de l’évolution des cours en début d’année prochaine.

De son côté, PPR, qui dispose des moyens d’un grand groupe, possède sa propre salle de marché dédiée aux couvertures de change mais aussi aux matières premières, comme l’argent ou l’or. «Cette équipe de trois personnes s’assure en permanence que nous bénéficions des meilleurs couvertures et conditions d’achat, explique Jean-Marc Duplaix. Certes nous ne pouvons pas toujours absorber les hausses que connaît le marché, mais notre gestion nous permet d’améliorer notre compétitivité vis-à-vis de nos concurrents.»

Même si toutes ces actions ont parfois été difficiles à mettre en œuvre, elles ont porté leurs fruits. Non seulement elles ont aidé les entreprises à rebondir après la crise, mais elles ont également permis de rassurer leurs actionnaires… pour mieux obtenir les moyens de se développer à l’avenir ! Ainsi, Le Bristol, quant à lui, vient de connaître une rénovation complète afin d’être compétitif par rapport aux autres palaces. Christofle, pour sa part, va bénéficier l’an prochain d’un investissement de 7 millions d’euros fourni par ses trois actionnaires (le groupe saoudien Rolaco, la banque suisse Lombard Odier et le distributeur du luxe français au Moyen-Orient Patrick Chalhoub) pour moderniser plusieurs magasins dont celui de Paris, après avoir rénové un «showroom» à New York pour la somme de 1,8 million d’euros. Ce denier reçoit désormais 30 à 50 % de visiteurs supplémentaires par mois.

Dans l’ensemble, en effet, les maisons de luxe privilégient les investissements destinés à renforcer leur présence internationale, notamment au travers d’ouvertures de magasins.

Paul Ka, par exemple, a choisi de mettre en place des partenariats avec des acteurs locaux, moins demandeurs de financement, afin de bénéficier d’une plus grande force de frappe.«Nous menons pour une stratégie intensive d’implantation, précise Antoine Bing. Nous souhaitons nous développer notamment aux Etats-Unis et en Chine, où nous ambitionnons d’avoir 34 boutiques d’ici 2016.» C’est bien ce dernier pays qui devrait concentrer la principale zone de développement. Surtout que les plus grandes maisons jouent de plus en plus la carte des sociétés locales. Après Hermès, notamment, qui a créé en 2010 sa propre marque, Shang Xia, à Shanghai, PPR vient en effet d’annoncer, la semaine dernière le rachat du joaillier chinois Qeelin, une opération qui lui permettra de toucher plus largement la clientèle du pays.

Les chiffres clefs du secteur du luxe

31 milliards d’euros de chiffre d’affaires enregistré en 2011 par les 75 maisons de luxe qui composent le comité Colbert

84 % de ce chiffre d’affaires réalisé à l’export

37 500 emplois directs en France, 131 000 postes au total

10 % de croissance minimum attendue au niveau mondial pour 2012

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