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La dette des pays émergents en monnaie locale : déjà incontournable dans les allocations d’actifs ?

Publié le 25 novembre 2020 à 11h47

Propos recueillis par Pierre Gelis

Principe de réalité oblige, dans un environnement de taux d’intérêt proches de zéro,les investisseurs sont contraints d’intégrer des classes d’actifs qui génèrent un rendement attrayant mais sont aussi plus volatiles. Progressivement, la dette émergente devient incontournable tout en nécessitant un regard sans a priori, car il s’agit d’un univers en expansion continuelle et d’une grande diversité.

Comment évolue la capacité d’emprunt des pays émergents dans le ralentissement économique accentué par la pandémie de Covid-19 ?

Bei Xu, économiste, Société Générale : Après l’épisode aigu de la crise du Covid, les flux d’investissement étrangers vers les pays émergents ne sont pas complètement revenus. Par contre, les Etats et les grandes entreprises n’ont pas eu de mal à émettre de la dette, ainsi les émissions en données brutes ont-elles dépassé 200 milliards de dollars par trimestre, soit un niveau jamais atteint jusque-là. Quant aux émissions nettes, donc compte tenu du remboursement des dettes échues, le niveau correspond à celui des années passées. Cela veut dire que, globalement, l’accès des pays émergents aux marchés internationaux n’a pas été entravé. Pour autant, parmi les pays émergents à revenu faible, ceux que l’on appelle les «marchés frontière» ont beaucoup de mal à émettre de nouvelles dettes. Seul le Honduras l’a réussi.

Adrian Bender, client portfolio manager, Vontobel Asset Management : Oui, les émissions brutes des souverains émergents en devises dures à fin septembre 2020 atteignent un niveau record et pourraient laisser croire que rien n’a changé par rapport au début d’année. Cependant, les marchés ont fermé en mars, puis ils ont commencé à se rouvrir vers la fin avril pour les signatures de très bonne qualité comme Qatar, Petronas, Panama, Israël, mais au prix d’une prime très forte allant de 250 à 400 points de base. Et donc, à ce niveau de spreads élevé, les dettes ont trouvé preneurs.

Thierry Larose, gérant senior, Vontobel Asset Management : La différence principale entre la dette externe et celle en devise locale, c’est que cette dernière bénéficie d’une base d’investisseurs domestiques. La dynamique de ce marché est donc très différente de celle de la dette externe, qui dépend essentiellement des investisseurs étrangers. Les pays émergents les plus avancés dans leur phase de développement, comme le Mexique, l’Indonésie, le Chili, la Pologne, la Russie et le Brésil, disposent d’une base solide d’investisseurs locaux dont la taille sur leur marché est très significative, la plupart du temps majoritaire. A l’instar des banques centrales des pays développés, la plupart de celles des pays émergents ont utilisé la politique monétaire pour stimuler leur économie. Cela n’a pas généré de tensions, mais l’augmentation conjointe des besoins de financement a renforcé significativement la pente de la courbe des taux d’intérêt locaux. Ainsi, au Brésil, les taux courts ont baissé à 2 %, mais seules les banques se refinancent aux taux au jour le jour alors que les entreprises et l’Etat empruntent sur le marché obligataire. En revanche, l’accès en lui-même n’a jamais été problématique.

Grégory Steiner, responsable des solutions d’investissements multi-actifs, Indosuez Wealth Management : Après le grippage du mois de mars, les banques centrales ont fourni toute la liquidité nécessaire. Dans ces conditions, les rendements des dettes des pays développés ont baissé à nouveau, ce qui rend en relatif les rendements des dettes émergentes beaucoup plus attrayants. N’oublions pas non plus que, à fin 2019, sur les 18 pays qui composent l’indice de dettes locales, le JPMorgan Global Bond Index Emerging Markets, 86 % des pays sont notés investment grade. L’écart de rendement est donc relativement intéressant, alors que la qualité de crédit s’améliore au fil du temps.

Les dettes émergentes subissent-elles malgré tout des pressions face à la concurrence des pays industrialisés qui émettent un record historique de nouvelles dettes ?

Bei Xu : Les données de marché confirment une forte demande en faveur de la dette des pays émergents. C’est une différence avec la crise de 2008-2009, où on voyait un très fort rebond des spreads à la fois des pays émergents IG et de ceux dont la note était inférieure. Là, durant cette crise, on voit un net rebond des spreads difficile à absorber des pays de rating inférieur à IG, mais beaucoup plus faible pour les meilleures signatures. Au niveau des émissions, les pays émergents bien notés ne sont pas impactés par la concurrence des pays développés, car ils bénéficient d’une demande ferme et de l’abondance des liquidités.

Adrian Bender : Dans un environnement de taux à zéro, les spreads génèrent un rendement attrayant. Ceux de la dette externe de pays émergents notés high yield sont très en retard par rapport à ce segment du marché américain, parce que la Fed n’achète pas d’obligations à haut rendement des marchés émergents. D’ailleurs, les spreads se sont encore un peu écartés en septembre. Mais le retard du haut rendement souverain émergent par rapport au haut rendement américain s’explique aussi par la flambée des défauts, notamment ceux de l’Argentine, de l’Equateur, du Liban, de la Zambie, du Belize, du Surinam… Nous sommes dans une période de restructuration et de revalorisation significatives des dettes souveraines. Le marché différencie bien chaque situation, ce qui est sain.

Grégory Steiner : Sur la dette en devise forte, le spread s’élève à 380 points de base, contre un plus bas historique de 180 points de base. Ce différentiel s’explique en grande partie par les pays en difficulté, mais on a vu aussi de très petits pays de moins bonne qualité se présenter sur le marché, ce qui a dégradé la qualité globale de l’univers des dettes émergentes. Cela explique aussi pourquoi la baisse des rendements n’a pas été aussi rapide que précédemment.

Thierry Larose : La facilité de négocier, d’acheter et de vendre sur la dette locale n’a jamais été problématique, à l’exception de la mi-mars. Ce n’est pas tellement étonnant si on brise le mythe selon lequel la classe d’actifs principale dans la dette émergente serait la dette externe, alors que la dette locale serait un peu une sorte de parent pauvre. Bien au contraire, au cours des vingt à trente dernières années, il y a eu une divergence énorme, et aujourd’hui la dette locale représente plus de 80 % de l’univers traitable de la dette émergente. En relatif, la dette externe voit sa part diminuer, mais les investisseurs internationaux persistent à investir dans la dette externe lorsqu’ils veulent diversifier leur allocation d’actifs. Il faudra beaucoup de temps pour que les investisseurs s’aperçoivent que le marché principal est celui de la dette locale. La volatilité excessive de la dette locale par rapport à la dette externe est aussi un mythe que j’aimerais briser ou bien celui d’une prime de risque de la dette locale par rapport au rendement que l’on peut obtenir sur la dette des pays développés ou sur la dette externe des pays émergents. En effet, l’encours de la dette en monnaie locale dépasse les 24 trillions de dollars, montant qui est principalement détenu par les investisseurs locaux et non par les étrangers.

Grégory Steiner : Dans les périodes de crises très fortes et très soudaines de 2008 et de mars dernier, la performance des indices de dettes locales a été meilleure que la performance des indices de dettes externes. Ces dernières souffrent de la présence majoritaire d’investisseurs étrangers qui réagissent tous de la même façon en même temps alors que les dettes locales restent soutenues par la présence d’investisseurs locaux plus résilients. Ensuite, la situation se normalise.

Thierry Larose : Le point d’inflexion a été la crise financière de 2008, à partir de laquelle les dealers des grandes banques basées à Londres et à New York ont perdu la capacité d’animer le marché de la dette externe comme ils pouvaient le faire précédemment. La réglementation relative à la consommation du capital a obligé les dealers à réduire considérablement la quantité de risque qu’ils pouvaient conserver dans leurs books. Cela veut dire que ce marché est un peu à sens unique (tout le monde à l’achat ou à la vente avec beaucoup moins de teneurs de marché capables d’absorber les flux, notamment vendeurs), alors que celui de la dette locale comporte des acteurs qui ont un intérêt naturel à acheter quand c’est moins cher. Dans certains des pays émergents les plus avancés, les banques centrales ont la possibilité d’intervenir et d’acheter leur propre dette. La Pologne l’a très largement fait pendant la crise. Dans une moindre mesure, le Chili, le Mexique et plus ponctuellement l’Afrique du Sud, la Roumanie et le Brésil ont fait de même.

Les spreads sur les dettes émergentes ont-ils des marges de baisse ? Va-ton vers une nouvelle hiérarchie des spreads ?

Bei Xu : D’un point de vue fondamental, macroéconomique, les perspectives de croissance des différents pays émergents montrent qu’ils n’ont pas complètement digéré le choc du Covid-19. La pandémie circule toujours, sauf en Chine qui est une exception et peut-être aussi dans une moindre mesure au Viêt Nam, dont le marché est peu ouvert aux investisseurs internationaux. Les pays émergents ont relativement peu mis en œuvre des politiques de soutien fiscal par rapport aux pays développés et, en même temps, ont eu une gestion un peu difficile de la crise sanitaire, notamment l’Amérique latine. Et là, on voit une perspective de croissance vraiment endommagée. Pour la hiérarchie de la croissance par région, l’Asie se place en tête suivie de l’Afrique, des Peco (pays de l’Europe centrale et orientale), les pays du Golfe et l’Amérique latine. Donc, si on regarde sous un angle fondamental, on a une dette en augmentation en phase avec une économie en récession, cela augmente le risque souverain et augmente la prime de risque. Pour nous, cette partie de la prime de risque est difficile à absorber pour l’instant. En revanche, la partie de prime liée au risque d’inflation devrait se comprimer, car nous avons très peu d’inflation aujourd’hui dans les pays émergents, sauf quelques exceptions comme l’Inde, la Turquie et le Mexique.

Adrian Bender : Les banques centrales des pays du G20 ont été très actives. Elles ont augmenté leur bilan de 9 000 milliards de dollars en six mois depuis la crise, soit le double de ce qu’elles avaient fait en trois ans et demi après celle de 2008. L’injection des liquidités est sans précédent, et le corollaire était un effondrement des taux aux EtatsUnis. En début d’année, ils se situaient vers 1,90 % et, au plus bas, ils sont tombés à 0,50 %. Dans ces conditions, les investisseurs américains entrent dans la même logique que celle des Européens depuis quelques années et des Japonais il y a une vingtaine d’années. Les Américains et les gérants de fonds de pension, de caisses de retraite, les compagnies d’assurances, sont confrontés à un adossement difficile de leurs actifs face aux engagements pris envers leurs clients. Cela leur a laissé la possibilité soit de rallonger les maturités, soit de descendre en qualité, ou encore d’investir dans de nouvelles classes d’actifs «exotiques», telle la dette émergente.

Grégory Steiner : C’est comme pour les actions, si on les juge survalorisées depuis quelque temps, car le rendement face à la valorisation et au risque pris serait insuffisant, alors on reste à l’écart. Et puis les cours continuent de monter parce que les investisseurs ne voient d’autre choix. Nous pensons que cette configuration dite TINA («there is no alternative») va perdurer encore assez longtemps, et que les investisseurs vont se montrer un peu moins regardants vis-à-vis des fondamentaux parce que, techniquement, il y a beaucoup de raisons d’aller chercher du rendement là où il se trouve.

Thierry Larose : On compare parfois le rendement de l’indice sur la dette locale des pays émergents, le JPMorgan GBIEM Global Diversified, à celui de son équivalent pour la dette externe, le JPMorgan EMBI Global Diversified. C’est une erreur à ne pas commettre, car les deux indices sont construits de manières totalement différentes, non seulement au regard de leur composition mais aussi parce que la qualité des pays dans le panier de l’indice de dettes locales est plus élevée que celle de l’indice EMBI, qui inclut plus de marchés frontières. Donc, en fait, aujourd’hui, le rendement de l’indice de la dette externe est un peu en deçà de 5 %, alors que celui de la dette locale était en dessous de 4,5 %. Au premier abord, la dette externe serait donc beaucoup plus attractive, car elle bénéficie d’une prime de 0,5 % et sans risque de change. Mais tel n’est pas le cas. Bien que les pays les plus importants se retrouvent dans les deux indices, les pondérations sont complètement différentes, et des pays à rendement très bas comme la Thaïlande ne se trouvent pas dans l’EMBI. En corrigeant ces écarts de constructions, on voit à ce moment-là un écart de rendement de 150 points de base en faveur de la dette locale. 

Les devises locales ont-elles gagné en indépendance face aux devises fortes, et notamment face au dollar ?

Thierry Larose : C’est toujours difficile, probablement même impossible, de pronostiquer l’évolution des devises locales, mais elles n’ont jamais été aussi bon marché, ce qui n’est pas un critère suffisant pour les acheter. Toutefois, elles ne sont pas chères quand on les mesure en taux de change effectif réel, méthode qui permet d’estimer le niveau de compétitivité d’un pays à produire des biens. Si le taux de change effectif réel est très bas, ça veut dire qu’une entreprise internationale a plutôt intérêt à installer une usine sur place parce que les coûts de production sont beaucoup plus attractifs. Donc de ce côté-là, effectivement, il est impossible de dire que les devises émergentes sont chères. Elles sont même à un niveau de valorisation faible jamais vu depuis que l’indice de monnaie locale a été lancé au début des années 2000. Ces monnaies beaucoup moins chères ont permis de réajuster les déficits des comptes courants, voire, dans certains cas, de les faire revenir en surplus. Toujours est-il qu’en Asie, notamment à Taïwan, Singapour, en Chine via les entreprises d’Etat, cela permet une très forte reconstitution des réserves de change. La dynamique d’évolution de la balance des paiements est le facteur numéro un, avant même la croissance et l’inflation, qui détermine notre avis positif ou moins positif sur une devise à moyen terme.

Bei Xu : Quand on regarde aujourd’hui les équilibres extérieurs des pays émergents, on voit bien un ajustement qui tend à réduire les déficits courants, donc le besoin de financement externe. A un horizon plus ou moins long, l’équilibre courant détermine l’évolution de la devise, mais un risque de dépréciation n’est pas à écarter à court terme car, aujourd’hui, nous avons quelques spots de risques géopolitiques dans les pays émergents, ainsi que des risques liés à la tension sino-américaine.

Adrian Bender : Nous sommes dans un contexte où les devises émergentes évoluent essentiellement face au dollar. Et on constate qu’effectivement le dollar était dans une logique de relative vigueur ces dernières années, parce que la banque centrale américaine avait commencé à resserrer sa politique monétaire, notamment en 2018. Il s’est ensuivi une force du dollar avec pour corollaire une faiblesse des devises des pays émergents. Or, maintenant, nous entrons plutôt dans un cycle de tassement du dollar, puisque la croissance faiblit aux Etats-Unis malgré un double déficit. En outre, les taux d’intérêt américains étaient supérieurs de plus que 200 points de base à ceux des autres pays développés en février. Depuis, ce différentiel s’est effondré vers 100 points de base et l’attrait des actifs obligataires américains s’est considérablement affaibli.

Grégory Steiner : Autre évolution cruciale en quelques décennies, les pays émergents ont adopté pour la plupart un régime à taux de change flottant, ce qui leur a aussi permis de mieux traverser les phases de crise ponctuelles. Pour les investisseurs, cela facilite également les possibilités d’entrer et de sortir d’un pays, car les changements de régime sont moins brutaux. 

La volatilité de la dette émergente est plus forte que celle des pays du G20 ? La considérez-vous comme étant un risque ou une opportunité ?

Grégory Steiner : D’un point de vue investisseur, un rendement se mesure en face du risque pris. Pour accéder au rendement des dettes émergentes, il faut accepter un peu plus de volatilité que sur d’autres classes d’actifs. En termes de génération de performance sur très longue période, sur les vingt dernières années, les dettes externes et en devises locales ont généré de 7 % à 8 % de rendement annualisé pour un investisseur européen. Par ailleurs, lorsque l’on assiste à une forte remontée de la volatilité sur ces actifs, notamment lors de phases de stress financier très brutales, c’est généralement des points d’entrée très intéressants. Il n’est pas incohérent de penser que ces phases pourraient survenir davantage à l’avenir compte tenu du régime de taux d’intérêt très bas actuel, qui complexifie l’évaluation de la valorisation des actifs. Pour autant, la volatilité structurelle de la dette émergente pourrait s’amenuiser, parce que la sphère financière commence à considérer comme normal de lui attribuer une pondération plus élevée (5 % à 10 %) dans les allocations d’actifs. Enfin, quand on construit un portefeuille, on essaie de le diversifier, c’est une règle de base. Or, la corrélation des dettes émergentes avec d’autres classes d’actifs, comme les actions mondiales, est d’environ 0,5. Elle ne protège pas contre une baisse des actifs risqués, mais elle diversifie tout en générant du rendement. C’est donc une classe d’actifs à détenir structurellement dans un portefeuille.

Thierry Larose : Pour moi, la dette émergente subit deux types de volatilités : celle qui provient du dollar et celle qui émane du stress de financement comme pendant la crise du crédit. Cette année, la dette émergente locale a une volatilité plus faible que la dette externe. La perte maximum a aussi été plus faible sur la dette locale, parce que, comme en 2008, nous n’avons pas cette année une crise du dollar mais une crise du crédit. En 2013, 2015 et sur le deuxième semestre 2018, la dette locale a été plus volatile que la dette externe en raison d’une fuite vers la valeur refuge qu’est le dollar. Tout dépend de l’horizon d’observation mais, sur vingt ans, effectivement, les volatilités sont assez équivalentes, car il y a autant de phases de crise du crédit que celles dues à la force du dollar. Chaque fois, ce sont des opportunités pour diversifier les allocations d’un investisseur de long terme. Actuellement, vous avez des rendements ajustés au risque plus attractifs sur la dette locale par rapport à la dette externe. 

Comment abordez-vous la dette locale ? La classe d’actifs étant très hétérogène, les moyennes n’ont guère de signification. Convient-il de privilégier l’approche macroéconomique et le risque politique des pays ou au contraire la sélection de valeurs ?

Thierry Larose : Les approches macroéconomiques et la sélection de valeurs sont importantes car tout dépend des cas. Pour les grands pays émergents, ceux qui sont au standard international, qui ont des institutions, un développement économique et une profondeur de marché qui s’approchent de ceux des pays développés, alors c’est surtout l’approche macroéconomique, l’analyse du risque systémique qui entrent en ligne de compte. Si on va à l’autre extrême de notre univers d’investissement, vers les pays frontières comme la Zambie, le Sri Lanka ou le Costa Rica, là, nous faisons de la pure sélection de valeurs. Dans ces pays, nous sommes confrontés à un risque quasiment idiosyncratique et beaucoup moins au risque systémique. A cet égard, il y a une certaine analogie entre les pays émergents en phase de développement avancée par rapport aux pays frontières et le crédit, quand on compare les émissions notées investment grade au high yield. Dans les premiers, on raisonne beaucoup plus selon une approche macroéconomique alors que, pour les seconds, il faut pour se forger une opinion en menant une enquête sur place, rencontrer le management ou les autorités pour vérifier si les choses sont bien celles qui sont annoncées, décrites. Si je dois faire une allocation sur la Pologne ou le Mexique, il existe déjà tellement d’informations qui viennent de sources fiables et différentes qu’une grosse partie de l’analyse peut se faire sans se déplacer. En revanche, pour les pays frontières, il est crucial d’aller sur place, là où l’information est délivrée au compte-gouttes et s’avère d’autant plus suspecte qu’elle vient finalement des autorités locales.

Grégory Steiner : En tant que gérant d’un fonds de fonds, tout dépend de la granularité que l’on trouve sur le marché. Sélectionner des fonds en dettes locales sur l’Inde ou sur la Chine a de la valeur dans l’environnement actuel. La Chine, par exemple, est un des seuls grands pays à offrir encore des taux réels positifs. Ce qui est faisable pour de grands pays émergents comme celui-ci n’est pas réalisable pour des pays frontières. De la même façon, quand on construit une allocation sur les pays émergents et sur les dettes émergentes, on envisage avec plus de pragmatisme les différents segments de dettes : les souveraines en devises dures, en devises locales, et puis les dettes d’entreprises en général en devises dures. Nous utilisons aussi quelques fonds pays qui permettent de construire géographiquement une allocation d’actifs. Aujourd’hui, les dettes locales sont une conviction dans laquelle nous investissons de plus en plus car nous avons une vue graduellement baissière sur le dollar et donc, pour nous, dans un monde sans alternative aux rendements très faibles, nous augmentons légèrement l’exposition aux risques via les devises des pays émergents. 

Quelle place et quels critères ISR vous semblent les plus pertinents dans la gestion d’un portefeuille de dettes émergentes ?

Thierry Larose : Nous voyons beaucoup d’avantages à gérer un portefeuille de dettes émergentes avec une méthodologie ESG. D’une manière opportuniste, on voit bien la demande augmenter, et tout gestionnaire doit disposer d’une offre ISR. Mais ce serait une approche trop cynique, d’autant plus que je crois fondamentalement dans la valeur de l’approche que nous pratiquons. Non seulement parce que je préfère essayer de vivre dans un monde meilleur que pollué et autoritaire, mais il faut aussi tordre le cou à la légende selon laquelle l’ISR générerait un coût d’opportunité. Comparer les performances financières sur le court terme serait trop aléatoire, mais sur des horizons de deux, trois, voire quatre ans et plus encore sur le long terme, elles sont comparables voire largement supérieures à la moyenne, tant au regard du gain brut qu’ajusté de la volatilité. Certes, 2019 a été une très mauvaise année pour les fonds ISR parce que les meilleures sources de performance en monnaies locales ont été la Russie et la Turquie. Les fonds peu investis dans ces pays ont accusé un retard de 3 % à 4 %. C’est une exception, mais elle explique la méfiance de nombreux gestionnaires à l’inclusion de critères normatifs qui risquent de se transformer en une chausse-trappe compte tenu de l’écart qui existe parfois entre l’horizon financier et l’horizon extra-financier. Nous avons adopté une approche normative, ce qui permet d’exclure les pays les plus antidémocratiques. Les pays qui n’ont aucune démocratie, aucune liberté ont tendance à avoir une gouvernance plus faible, des institutions plus faibles, une instabilité politique et plus souvent une instabilité financière. C’est une conviction forte, mais rester en dehors des pays émergents qui n’ont pas un niveau minimum face aux critères ESG limite excessivement l’allocation d’actifs. Cela n’aurait pas d’intérêt. C’est pourquoi nous avons aussi la conviction qu’il faut accepter une certaine tolérance quand on investit dans les pays émergents. En effet, plus que le niveau absolu du respect des critères ESG, la tendance nous importe car elle est créatrice de valeur pour les parties prenantes. En outre, en termes de volatilité et de drawdown, les pays à risque ressortent beaucoup mieux avec un cadre normatif ISR que sans.

Grégory Steiner : Il n’est pas contradictoire de raisonner en termes de recherche de performance et de prise en compte de critères extra-financiers. Nous nous sommes intéressés assez tôt au process de ce fonds, et c’est la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui partenaires pour l’investissement sur les dettes locales avec une approche ISG. Oui, les performances intermédiaires peuvent être déroutantes certaines années, mais quand on investit structurellement dans les marchés émergents, comme nous le faisons chez Indosuez Gestion, l’horizon de temps ne s’arrête pas à une année, et nous voulons générer de la valeur sur la durée. Et nous sommes convaincus qu’effectivement réduire les risques extra-financiers liés à un pays n’empêche pas la génération dans le temps d’une performance équivalente, voire meilleure qu’une approche basique. Tout le monde est gagnant. 

Le risque sur la dette émergente en devise locale est-il suffisamment rémunéré face au comportement moutonnier des marchés financiers ?

Thierry Larose : Pour obtenir du rendement, il faut bien prendre du risque, alors il revient à chacun d’estimer où il place son curseur entre le rendement des actifs qui ne sont presque pas risqués et celui des actions les plus volatiles. Cela dépend beaucoup de son horizon d’investissement mais, au vu des corrections que nous avons connues depuis quelques années, je pense que ce serait une erreur de ne pas avoir d’allocation dans la dette locale car le rendement, malgré l’énorme baisse des taux d’intérêt, est toujours supérieur à celui des autres catégories d’obligations après inflation. Les devises émergentes sont à un niveau très attrayant donc, tôt ou tard, en raisonnant en termes d’asymétrie risque/rendement, la dette locale devrait générer des gains. Dans la mesure du possible, nous allons accumuler des positons et, selon la loi des grands nombres, cette accumulation devrait conduire à une performance intéressante.

Bei Xu : La dette des pays émergents en devises locales a une faible corrélation avec celles d’autres classes d’actifs comme dit précédemment. Techniquement, lorsque la volatilité augmente, elle renforce le coefficient de corrélation alors que l’interdépendance entre les classes d’actifs reste la même. Ainsi, le vrai lien entre cette classe d’actifs et les autres serait moins élevé que ce qu’indiquerait le coefficient de corrélation. D’un point de vue macroéconomique, la dette locale est donc extrêmement intéressante, mais elle est très hétérogène.

Grégory Steiner : Oui, investir dans les dettes locales, c’est investir dans un agrégat de situations idiosyncratiques, de risques spécifiques à chaque pays. Alors, évidemment, il y a des pays très sensibles aux matières premières, le cycle de croissance mondial les impacte beaucoup. La grande diversité des trajectoires des dettes émergentes et de leur devise crée un effet de diversification assez intéressant au sein même de cette classe d’actifs. Certes, les rendements à venir seront certainement plus faibles que ceux du passé, mais la classe d’actifs reste une opportunité structurelle. En outre, les rapports de force évoluent sur le marché des devises, car le dollar perd un peu son statut de devise impériale tandis que le yuan prend un peu de place sur la scène internationale. Il se passe des choses intéressantes. Cette classe d’actifs profitera de la redistribution des cartes.

Adrian Bender : Les marchés évoluent actuellement dans une logique où les périodes favorables aux actifs risqués succèdent à celles qui leur sont défavorables (risk on/risk off). Construire un portefeuille dans cet environnement nécessite une gestion active et donc d’acheter du risque/des actifs à rendement via notamment les actions et le crédit. Mais au sein de la poche risquée, les dettes émergentes, qu’elles soient locales ou externes, paraissent très attrayantes en termes de spread et, en plus, elles diversifient. Dans le cadre d’un portefeuille diversifié, les dettes émergentes représentent à notre avis une très belle opportunité. De surcroît, il est vraisemblablement plus aisé dans les conditions actuelles du marché de sélectionner du risque que de sélectionner des couvertures car ces dernières, tel l’or, les US Treasuries, le yen, etc., sont très chères et imparfaites. 

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