ISR

Vers une approche bien plus concrète

Publié le 11 mars 2013 à 14h47    Mis à jour le 27 juillet 2021 à 12h00

Eric Bengel

Voilà plus de 10 ans que certains acteurs ont clairement pris le virage de l'ISR, qu'il s'agisse de gestionnaires ou d'investisseurs institutionnels. Les progrès réalisés durant cette période sont-ils suffisants ? Quelles sont les améliorations souhaitables ? Une prise de conscience plus prononcée des entreprises cotées ? Des investisseurs ? En dépit des multiples vertus de l'ISR, le panel réuni à l'occasion de cette table ronde organisée par Option Finance n'hésite pas à mettre en exergue certains éléments sur lesquels doit reposer le gros des efforts.

ISR : une notion toujours aussi délicate à définir

Existe-t-il une définition de l’ISR qui puisse convenir à tous ? On constate, encore aujourd’hui, qu’il existe quasiment autant de définitions que de conceptions de l’investissement socialement responsable…

Philippe Desfossés, directeur général, ERAFP : Il faut admettre qu’il règne une réelle confusion autour de cette problématique. Du point de vue de l’ERAFP, il faut distinguer trois grandes catégories d’ISR, chacune étant pleinement légitime : – l’exclusion : elle a la préférence des personnes qui, partageant des valeurs fortes, se regroupent et définissent des types d’activités économiques dans lesquelles elles ne souhaitent pas investir ; – le thématique : cette approche séduit les investisseurs qui privilégient certains thèmes d’investissement comme les énergies renouvelables par exemple. Elle présente l’avantage d’être particulièrement visible ; – le best in class : cette approche est ambitieuse car elle se veut transversale. Elle repose sur le postulat qu’il nous faut accepter la complexité du monde et qu’il n’y a pas de secteur économique qui devrait être exclu a priori.

Concrètement, et même si nous pouvons le regretter, la transformation d’un certain nombre d’activités pour qu’elles prennent mieux en compte les enjeux sociaux, les principes de bonne gouvernance ou la protection de l’environnement prendra un certain temps. En investissant de la sorte, les investisseurs entendent donc faire évoluer les paramètres sociaux, environnementaux et de gouvernance, de manière à accélérer la mutation vers une économie mieux «gouvernée», plus soucieuse des hommes et plus respectueuse de l’environnement auquel ils aspirent. L’ERAFP est un fonds de pension public. Ce caractère même et sa taille expliquent le choix de retenir une approche best in class pour mettre en œuvre sa propre Charte ISR et en appliquer les principes à tous ses investissements.  

Didier Brochard, directeur général de Fapès Diffusion, structure de courtage : Nous sommes également partis de ces fondements pour déterminer notre philosophie de sélection d’offres à destination de clients particuliers. Il est effectivement certain qu’une forme de confusion est entretenue au travers de la terminologie Investissement socialement responsable, Investissement socialement utile, enjeux environnementaux, soucis de bonne gouvernance et ainsi de suite. Il faut par ailleurs constater que l’ISR se développe principalement auprès des investisseurs institutionnels et de l’épargne salariale. En tant que représentants d’une association d’épargnants, nous avons décidé en 2007 de contribuer à la démocratisation de cette approche ISR. Il s’est donc agi pour nous d’aborder l’ISR sous un angle différent, en faisant preuve de pédagogie, et en retenant une offre financière disposant d’une étiquette ISR conforme à notre définition. Peu importe qu’il ne s’agisse pas d’un label en tant que tel, nous avons avant tout cherché à proposer une offre qui puisse correspondre à notre sensibilité par rapport aux grands enjeux d’investissement responsable.  

Philippe Aurain, directeur général, responsable des gestions chez Fédéris Gestion d’actifs : De notre point de vue, nous considérons comme ISR l’analyse qui permet de tenir compte de critères autres que financiers et cela quelles que soient les méthodologies développées. Toutefois, une définition aussi générale ne donne que très peu d’indications sur les façons de mener à bien ces investissements. Il revient donc à chaque intervenant de développer des pratiques qui lui semblent pertinentes par rapport aux ambitions recherchées. Cependant, de notre point de vue, l’ISR ne peut être considéré comme une solution au sens d’un produit unique et standard. C’est avant tout un ensemble de processus qui peuvent se révéler parfois contradictoires entre eux. Or, lorsque nous sommes face à des clients, nous constatons aisément qu’ils sont en quête de solutions «sur étagère» quand ils abordent les problématiques liées à l’ISR. Les enjeux de cette incompréhension sont conséquents.  

Valéry Lucas-Leclin, directeur SRI & ESG Sustainability, BofA Merrill Lynch Global Research : Je travaille, pour ma part, depuis plus de 15 ans sur les problématiques d’ISR. Sommes-nous depuis parvenus à une définition à même de satisfaire à la fois les gestionnaires et les clients ? Je ne le pense pas. Pour définir l’ISR, je vais donc faire appel à de vieux souvenir puisqu’en 1999 nous étions partis de la définition suivante : l’ISR, c’est investir informé. Elle est certes minimaliste mais demeure fondamentale. Une fois que l’on dispose de l’information, et principalement de l’information extra-financière, l’investisseur peut ou non modifier son allocation d’investissement en sachant précisément ce qu’entraînent ses positions sur la société mais également sur son portefeuille.  

Morgan Carval, responsable de l’analyse financière et ISR chez Federal Finance : J’adhère, de manière assez large, à tout ce qui a été dit précédemment. J’ajouterais tout de même une dimension à notre conception de l’ISR. S’attarder sur des critères extra-financiers revient aussi à allouer du capital à des émetteurs qui mettent en œuvre une démarche permettant de contribuer au développement durable. Le but ultime consiste à faire diminuer le coût du capital pour des acteurs vertueux et à l’inverse faire augmenter le coût du capital ou de la dette des acteurs peu vertueux. Il ne faut pas oublier non plus que la mise en place de l’ISR a permis à l’industrie financière de développer tout un ensemble d’indicateurs qu’elle ne couvrait pas du tout. Pensons simplement à la gouvernance qui n’était pas prise en considération il y a encore dix ans et qui, depuis peu, prend une importance déterminante. Par le biais de l’ISR, l’industrie financière a donc été amenée à moderniser et affiner ses méthodologies financières. C’est un élément, de notre point de vue, tout à fait positif en dépit d’une définition académique de l’ISR.  

Philippe Desfossés : J’adhère tout à fait à cette notion d’allouer du capital en effectuant des choix favorables à la prise en compte du long terme. Il faut cependant tenir compte de l’horizon temporel qui dresse une distinction entre ce qui est présenté comme l’approche éthique et l’approche ISR best in class. Cette dernière ne prend toute sa signification que dans la mesure où elle s’inscrit dans le temps long. Quant à dire que l’ISR ne constitue pas une solution, il faut savoir à qui l’on s’adresse. Si les investisseurs privés réfléchissent en termes de produits, les investisseurs institutionnels devraient en toute logique gérer en termes d’adossement actif-passif. Beaucoup d’institutionnels ont un passif long (voire très long dans le cas du RAFP), ce qui leur permet de réaliser aujourd’hui des investissements qui auront un impact ISR pleinement mesurable dans plusieurs années.

A l’heure actuelle, nous n’avons pas un système de prix qui intègre le coût des externalités négatives comme les émissions de gaz à effets de serre. Faute d’un prix sur le carbone, les prix adressent actuellement de mauvais signaux aux agents économiques et le marché conduit à un résultat paradoxal (en apparence) et surtout très dommageable puisque chacun en poursuivant un objectif individuel parfaitement rationnel conduit à un résultat collectif irrationnel et désastreux à terme pour la collectivité. Dans l’immédiat, il faut trier les entreprises en distinguant celles qui ne manifestent aucun intérêt pour les problématiques de développement durable et ne visent que la maximisation du profit à court terme et celles qui à l’inverse ont pleinement conscience des enjeux à long terme et se préparent à une internalisation des externalités négatives qui interviendra tôt ou tard.  

Valéry Lucas-Leclin : Si vous me le permettez, je voudrais juste préciser que l’ISR demeure un sujet fondamentalement philosophique. Les conceptions de tous les acteurs varient fortement. A titre d’exemple, au sein de l’établissement pour lequel je travaille, nous sommes passés des notions d’ISR à ESG pour arriver à présent à une approche Thématique et Soutenabilité. Il n’est donc pas surprenant qu’aucune définition ne parvienne à s’imposer.  

Philippe Desfossés : La notion de soutenabilité est intéressante car elle donne sa cohérence à l’approche ISR promue par l’ERAFP. Ce qui ne peut pas durer éternellement s’arrêtera. Cela semble un truisme, mais lorsque l’on observe le monde qui nous entoure, on constate qu’il y a beaucoup trop de schémas de Ponzi qui menacent. Par exemple, un pays peut-il fonctionner avec une dette rémunérée deux fois le taux de croissance de son économie ? Un secteur économique peut-il délivrer un ROE à 15 % à l’infini ? Des questions comme celles-ci, l’investisseur conscient des enjeux ISR doit se les poser.  

Didier Brochard : On évoque fréquemment la puissance des marchés financiers, voire le cynisme des acteurs qui l’animent. De notre côté, pour sensibiliser nos adhérents, nous sommes partis d’un postulat relativement simple : les entreprises qui considèrent avoir une responsabilité environnementale et sociale, celles qui misent sur la transparence en matière de gouvernance devraient avoir logiquement la préférence des analystes financiers. Si les analystes financiers viennent à préférer ce type de profil, alors les investissements suivront et le cours de ces entreprises s’appréciera. Ce discours, relativement simple, a été formaté de manière à être certain qu’il soit pleinement appréhendé par les adhérents de notre association. Mais, je dois dire que les réactions du marché nous ont surpris puisque nous avons été accusés de faire de l’overmarketing ! Cela signifie clairement que les enjeux même de l’ISR ne sont absolument pas répandus de la même manière auprès des intervenants, qu’il s’agisse des gestionnaires ou des distributeurs.

Toujours un manque de simplicité dans l'approche

N’a-t-on pas un peu tendance en France à intellectualiser la problématique ISR ?

Morgan Carval :Il est en effet regrettable que la profession ne parvienne pas à s’entendre sur une définition simple qui puisse être comprise par le plus grand nombre. Une définition minimaliste constituerait un socle à partir duquel chaque intervenant pourrait développer sa propre approche, plus ou moins simple, dictée par des objectifs à plus ou moins long terme. En France, cela fait 10 ans que nous sommes confrontés à de petites querelles de définition qui indéniablement freinent l’expansion du concept ISR. C’est d’autant plus surprenant que quand on observe les portefeuilles gérés selon des critères extra-financiers on obtient peu ou prou des listes de valeurs assez similaires.  

Valéry Lucas-Leclin : Pour avoir longuement travaillé sur ces aspects, je confirme effectivement ce qui vient d’être énoncé. Il faut tout de même admettre, et je m’exprime en tant que broker, que les entreprises ayant de bonnes pratiques ne sont pas non plus très nombreuses. On relève donc une certaine convergence des portefeuilles. Cependant, je constate une dichotomie parmi les acteurs. Il y a ceux qui sont prêts à sacrifier la performance financière – je ne dis pas qu’ils vont sacrifier – au profit de l’éthique et ceux qui vont tenter de combiner cette dimension éthique et la recherche absolue de performance financière. Cette convergence des portefeuilles masque donc des partis pris éthiques assez tranchés. Ce phénomène s’observe partout en Europe. En Grande-Bretagne ou dans les pays scandinaves, de nombreux investisseurs n’hésitent plus aujourd’hui à donner la primauté à l’éthique.  

Philippe Desfossés : Tant qu’on restera sur le principe qu’il y a un arbitrage à faire entre performance et «faire le bien», le débat demeurera obscur. Nous concernant, notre but consiste à investir de manière raisonnée dans des choses qui, de manière raisonnable, délivreront un rendement soutenable à moyen terme. Pour faire simple, si vous coupez 10 % des arbres de votre forêt chaque année vous pouvez faire délivrer un rendement de 10 % à votre exploitation forestière. Le petit problème c’est qu’au bout de 10 ans de votre belle forêt il ne restera plus un seul arbre. Voilà typiquement le style d’entreprise dans laquelle, en tant qu’investisseur à long terme, nous ne voulons pas investir.

Philippe Aurain : Simplement pour revenir sur le cadre conceptuel de l’ISR, je ne suis pas du tout d’accord sur l’idée qu’une définition puisse convenir à tous. Certains investisseurs par exemple refusent d’investir dans la dette américaine du fait que les Etats-Unis n’aient pas encore abrogé la peine de mort contrairement à la France. Par définition, j’aurais tendance à considérer que les problématiques d’éthique sont propres à chaque investisseur. Et de ce fait, l’ISR en tant que concept absolu ne peut exister. Pour prendre un autre exemple, je mentionnerai celui des centrales nucléaires. Quand certains investisseurs estiment que cela permet de réduire de manière considérable le CO2, d’autres estiment qu’il ne s’agit pas d’un investissement ISR dans la mesure où le problème du traitement des déchets n’est toujours pas optimisé. De mon point de vue, et comme gérant d’actifs, l’ISR appelle pour partie à prendre des positions qui relèvent de véritables convictions.  

Morgan Carval : Il est indéniable que chacun dispose de ses critères, ses convictions. Néanmoins, je pense qu’il est capital de nourrir des objectifs communs. Il est impératif, de mon point de vue, d’intégrer dans nos grilles des valeurs autres que les rendements financiers.  

Philippe Aurain : J’ajouterai même qu’il y a deux grands types d’objectifs que l’on confond fréquemment : – l’objectif identitaire consiste à investir dans ce qui nous ressemble. Certains appelleront cela l’éthique mais je préfère le terme identitaire. Cette approche ne dépend que de l’investisseur, de sa conception et sa vision du monde, le cas échéant de ses contraintes réglementaires ; – l’objectif fondamental vise quant à lui à nourrir une vision holistique des entreprises pour en mesurer les avantages et les risques. On peut être amené à penser que le premier objectif a un impact aléatoire sur la performance alors que le second peut permettre d’obtenir une analyse plus approfondie et améliorer les rendements. Le problème repose sur le fait que bien des investisseurs confondent les deux objectifs et nourrissent une argumentation du type : «Parce que nous y croyons, cela devrait offrir un rendement intéressant.» En réalité, il faut accepter cette dichotomie entre ce qui relève de l’identitaire et ce qui relève d’une approche ISR plus fondamentale.  

Valéry Lucas-Leclin : Certains distinguent effectivement ce qui relève de l’ISR éthique et l’ISR financier. Il est clair que les investisseurs ne se rangent pas tous dans la même catégorie d’où la complexité pour parvenir à une définition qui convienne à tous.  

Didier Brochard : Ce débat reflète parfaitement l’étendue des réflexions que nous menons en interne pour proposer une offre ISR à des clients particuliers dans le cadre de l’assurance vie. Nous tendons vers un fonds en euros répondant aux critères ISR. Même s’il ne l’est pas encore intégralement, cette tendance d’une prise en compte de critères extra-financiers pour la gestion de l’actif général va dans le bon sens. Ensuite, nous proposons des offres en unité de compte qui reposent sur une approche thématique. C’est-à-dire que l’assuré, en fonction de sa sensibilité personnelle va opter pour tel ou tel support. On rejoint cette dimension identitaire ou éthique puisque chaque adhérent se construit son propre contrat en fonction de sa sensibilité. Nous avons même poussé la démarche jusqu’à permettre à nos adhérents d’abonder en faveur de grandes associations caritatives avec lesquelles nous avons passé des accords. Précisons également que lorsque nous avons bâti cette offre, il n’y avait pas réellement de demande de la part de nos adhérents. Nous avons voulu créer la demande et force est de constater que cela fonctionne puisque nous avons, en 2012, une collecte positive et en progression de + 15 % alors même que le marché de l’assurance vie s’inscrit en décollecte.

Les enjeux ISR de plus en plus pris en compte par les entreprises

Proposer une approche ISR digne de ce nom sous-entend que les entreprises cotées fournissent suffisamment d’informations concernant leur politique de gouvernance ou leur sensibilité aux problématiques environnementales par exemple. Estimez-vous que les entreprises ont réalisé des progrès dans ce sens durant les dernières années ?

Philippe Aurain : Au-delà des obligations légales en matière de communication, il y avait déjà une tendance de la part de certaines entreprises à s’approprier ces problématiques. Soyons justes : quelques entreprises le font uniquement parce qu’elles y voient un avantage commercial et tiennent à se prémunir du risque réputationnel. Cependant, il existe une tendance structurelle qui consiste à partir du principe que l’on gère mieux son entreprise en tenant compte des enjeux ISR. Typiquement, ces entreprises cherchent à anticiper les évolutions réglementaires. Le cas de l’immobilier est assez symptomatique. Compte tenu des changements de réglementation d’ici 2020, certains promoteurs construisent de telle sorte à pouvoir proposer des biens qui seront conformes à ces réglementations à venir.

Cette stratégie coûteuse à court terme leur permettra d’éviter les mises à niveau qu’ils devront effectuer par la suite au regard de l’évolution du niveau d’exigence réglementaire déjà programmée, notamment dans le domaine de l’efficience énergétique. On peut donc parler de progrès. Reste toutefois un problème de normalisation des données. Tous les intervenants avec lesquels nous travaillons ne procèdent pas de la même manière, ce qui signifie pour le gestionnaire que nous sommes que nous devons tenir compte de cela lorsque nous bâtissons notre scoring.  

Morgan Carval : Je partage ce constat concernant cette difficulté liée au manque d’homogénéité des données. Mais, au-delà de cet aspect, je m’étonne de ne pas pouvoir citer l’exemple d’une société qui durant les dix dernières années a radicalement modifié sa conduite pour tenir pleinement compte des enjeux extra-financiers. Certes, le niveau moyen de communication augmente, grâce en partie aux pressions réglementaires. Toutefois, les conseils d’administration et les managers sont-ils parvenus à faire changer la culture d’entreprise afin de mieux tenir compte des enjeux du développement durable ? J’en doute fortement. Les entreprises qui se distinguaient déjà par le passé poursuivent leur développement sur le même modèle. En clair, les meilleurs des best in class demeurent les meilleurs et très concrètement ce sont principalement les sociétés qui parviennent à nourrir des réflexions stratégiques à long terme.  

Valéry Lucas-Leclin : On peine sans doute à identifier les changements mais je suis absolument convaincu que la place des enjeux de développement durable est aujourd’hui bien plus importante dans les sociétés qu’elle ne l’était il y a dix ans.  

Philippe Aurain : Je partage totalement ce point de vue. Les changements ne sont pas aisément visibles et pourtant plus une seule entreprise ne construit d’usines telles qu’elle les concevait il y a quelques années encore. Sa gouvernance, son rapport à la collectivité, sa politique environnementale, tout semble avoir évolué. On pourra toujours objecter que l’évolution n’est pas suffisante ou trop lente, mais c’est beaucoup parce que notre degré d’exigence augmente plus rapidement que leurs progrès. Néanmoins, j’ai constaté une forte évolution dans les pratiques durant les 10 dernières années.  

Philippe Desfossés : On distingue véritablement les entreprises qui partent du principe que tenir compte des enjeux ISR constitue un critère de compétitivité, et les autres. Ces éléments relèvent principalement de la culture de chaque entreprise. Je voudrais quand même insister sur le fait que le changement dépend aussi de l’attitude des investisseurs. Pendant longtemps, privés et institutionnels se sont contentés d’être des «sleeping partners». Or, depuis peu, on voit des investisseurs prendre des positions en tant qu’actionnaires et s’opposer à certaines résolutions. A cet effet, nous avons rédigé un code de bonnes pratiques que nous transmettons à nos gestionnaires de manière à ce qu’ils puissent, lors des assemblées générales, exprimer notre point de vue par le biais des droits de vote. Certes, ce n’est pas le nombre de titres que nous possédons qui nous permet de faire évoluer les choses de manière radicale.

Néanmoins, je constate que l’influence n’est pas proportionnelle au poids. Lorsque certains investisseurs institutionnels, je pense notamment au fonds souverain norvégien, décident de vendre certains titres, nous sommes nous-mêmes interrogés par nos administrateurs sur leurs motivations. Progressivement, les paramètres sont donc en train d’évoluer même si nous remarquons qu’il reste infiniment plus simple de déposer une résolution aux Etats-Unis qu’en Europe. Enfin, je mentionnerai qu’être un investisseur responsable doit amener à nourrir une véritable réflexion sur nos process de gestion. Peut-on être 100 % ISR et se contenter d’une approche indicielle du type market cap ? Ne faut-il pas à l’inverse bâtir un vrai portefeuille de convictions ? Cela relève aussi, à mon sens, de la responsabilité de l’investisseur qui tient compte de critères extra-financiers.

Vers une quantification de l'apport des critères extra-financiers

Pour simplifier l’approche, ne serait-il pas plus judicieux précisément de travailler sur des modèles permettant réellement de quantifier l’apport des critères extra-financiers dans les portefeuilles ou les mandats ?  

Morgan Carval : Depuis dix ans, l’essentiel des réflexions consiste à prouver que l’on peut gérer en fonction de critères extra-financiers pour des performances équivalentes à celles des portefeuilles gérés sans ces critères. Je pense qu’il est temps d’entamer une deuxième étape qui consisterait précisément à en prouver la valeur ajoutée au sens sociétal. De nombreux clients cherchent aujourd’hui à savoir quels sont les apports en matière de développement durable et d’ESG fournis par nos process de gestion. Il faut, en quelque sorte, fournir une preuve tangible des vertus de l’ISR, même si cela relève aussi en grande partie du marketing. La démarche peut sembler simple mais elle est particulièrement complexe à mettre en place car nous sommes, comme nous le mentionnions précédemment, tributaires de la qualité des informations fournies par les entreprises que nous suivons.

Mais, de notre point de vue, il n’est plus possible de faire abstraction de ces indicateurs qui vont permettre à l’investisseur de constater l’apport sociétal de ses choix de gestion. Soyons honnêtes : l’approche best in class, qui représente l’approche dominante en Europe continentale, n’évoque quasiment rien chez les investisseurs. Pour sensibiliser davantage particuliers et institutionnels, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur cette communication en matière de résultats.  

Philippe Aurain : Nous devons en effet améliorer la qualité de nos reportings concernant les critères ISR et leur impact. A ce titre, nous développons actuellement chez Fédéris une dizaine d’indicateurs que nous suivrons dans le temps et qui figureront sur les relevés que nous adresserons aux clients. Il faut sortir de l’abstraction liée à l’ISR pour fournir une vision concrète de nos choix même si cela peut être difficile. Prenons le cas des créations d’emplois : les entreprises dans lesquelles nous sommes investis sont-elles à même d’embaucher ? Dans certains cas, cet indicateur révélera la bonne santé économique de l’entreprise. En revanche, pour d’autres, supprimer des emplois demeure la seule solution pour assurer leur survie en dépit, par exemple, de leur bonne gouvernance. Nous avons pleinement conscience de l’ambiguïté de ces indicateurs, mais nous nous devons de les publier.

Didier Brochard : Je confirme effectivement le besoin de pouvoir concrétiser l’impact de nos choix. Dans la mesure où nous sommes principalement en relation avec des personnes physiques, des investisseurs privés, nous avons jusqu’à présent misé sur la sensibilité de ces épargnants par rapport aux grands enjeux sociétaux. Il nous a également fallu sélectionner une offre au regard de tout un ensemble de critères, y compris la performance financière passée. Mais, si nous souhaitons réellement démocratiser l’approche ISR, il est impératif de pouvoir rapidement fournir des indications précises aux clients qui viendront valider les choix qu’ils ont effectués dans le cadre de leur allocation d’actifs. C’est, à mon sens, le défi de l’ISR pour les années à venir d’autant plus que la publication d’indicateurs sur l’impact des stratégies menées par les entreprises peut également pousser un certain nombre d’entre elles à améliorer davantage certains aspects, que cela soit la gouvernance, leur politique à l’égard de leurs salariés et fournisseurs ou encore leurs process industriels. 

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