La lettre de l'immobilier

Mai 2019

La détermination de l’abus de droit dans le démembrement de biens immobiliers

Publié le 17 mai 2019 à 16h49

Pierre Carcelero, Philippe Tournès et Stéphanie Némarq-Attias

L’acquisition de droits démembrés sur des biens immobiliers (ou des parts de sociétés immobilières) appelle une attention particulière en raison de l’importance des incidences fiscales et des questions de valorisations respectives des différents droits portant sur un même bien. L’insécurité juridique accrue que peut entraîner la nouvelle définition de l’abus de droit doit inciter les investisseurs à veiller aux justifications de la substance de l’opération et des objectifs poursuivis mais également à la valorisation équilibrée des droits considérés. Ainsi, si les règles fiscales tendent à réprimer plus fermement les pratiques fiscales agressives, elles ne nous semblent pas conduire à interdire des opérations aux effets fiscaux indéniables lorsqu’elles correspondent à une acquisition légitime ne dissimulant pas un transfert de richesse.

Par Pierre Carcelero, avocat associé en fiscalité. Il traite notamment des dossiers d’acquisition et de restructuration de groupes immobiliers cotés et non cotés et les conseille sur leurs opérations. pierre.carcelero@cms-fl.com ; Philippe Tournès, avocat associé en fiscalité. Il conseille et assiste les entreprises dans l’ensemble des sujets relatifs à la TVA, notamment liés à l’immobilier. philippe.tournes@cms-fl.com et Stéphanie Némarq-Attias, avocat en fiscalité. Elle intervient dans tous les domaines de la fiscalité des entreprises, notamment en matière immobilière. stephanie.nemarq@cms-fl.com

Impôts directs et IFI

Bien qu’anciennes et fréquentes, les acquisitions de biens démembrés ou de cession d’usufruit temporaire, en particulier entre parties liées, retiennent de manière croissante l’attention de l’administration fiscale.

Les règles applicables conduisent en effet à réduire significativement la charge fiscale globale pesant sur l’opération, en comparaison avec celle qui serait supportée en cas d’acquisition du bien en pleine propriété. On citera notamment la faculté, pour l’usufruitier, d’amortir son droit sur la durée de l’usufruit et non sur la durée normale d’utilisation du bien, y compris lorsque ce droit porte sur un terrain ou des parts sociales.

Il nous semble, sur ces aspects, que les critères antérieurement retenus, notamment par la jurisprudence, demeurent pertinents pour identifier les opérations potentiellement critiquables, avec l’obligation de porter une attention accrue à la justification des choix retenus.

Jusqu’à présent, l’existence d’objectifs économiques, financiers ou patrimoniaux effectifs suffisaient à écarter la critique de l’abus de droit, les parties pouvant démontrer ne pas avoir poursuivi un objectif exclusivement fiscal (voir notamment : CAA Nantes, 31 mai 2018, n° 16NT04184).

Rien ne nous conduit à considérer que la faculté pour l’Administration de remettre en cause des opérations ayant pour un de leurs objectifs principaux la recherche d’une économie fiscale par l’application littérale d’un texte contraire aux objectifs de leurs auteurs devrait désormais avoir une incidence sur la nature des considérations non fiscales retenues par le contribuable.

Néanmoins, il serait vain de négliger l’évidente incidence fiscale de ces opérations et la nécessité de s’assurer du caractère prépondérant des considérations économiques et juridiques et/ou de l’absence de contrariété des avantages fiscaux obtenus avec les intentions du législateur ; on rappellera à cet égard que le seul fait que ces avantages n’aient pas été envisagés par les auteurs du texte ne suffit pas à établir qu’ils seraient contraires à leur intention (Conseil d’Etat, 15 février 2016, n° 374071, SNC Distribution Leader Price).

La conformité ou la contrariété à une telle intention d’opérations produisant des effets, parfois contradictoires, en matière d’impôt sur le revenu, d’impôt sur les sociétés et d’impôt sur la fortune immobilière peut s’avérer extrêmement complexe à déterminer. Il est vraisemblable que le contexte et la légitimité d’ensemble de l’opération auront un poids important – certes subjectif et indirect – dans l’appréciation des opérations réalisées par l’administration fiscale puis par le juge de l’impôt.

A cet égard, l’acquisition – conjointe ou non – de droits démembrés auprès d’un tiers, dans la perspective de l’accroissement du patrimoine immobilier, sera probablement appréciée avec un regard moins critique qu’un reclassement d’immeuble au profit, direct ou indirect, de tout ou partie de ses propriétaires.

La rigueur prêtée à la valorisation de l’usufruit et de la nue-propriété, toujours susceptible de recéler un avantage plus ou moins direct au profit d’une partie, constituera également un élément primordial. Une récente décision du Conseil d’Etat (CE, 24 octobre 2018, n° 412322 et 412323) illustre clairement ces circonstances en confirmant la remise en cause des valeurs retenues, non pas au motif que l’Administration aurait établi le caractère exagéré du prix supporté par la société usufruitière, mais en reprochant au nu-propriétaire d’avoir réalisé un profit global proportionnellement supérieur à celui de l’usufruitier. Le postulat selon lequel des partenaires dans une opération devraient réaliser des gains proportionnels ne nous paraît pas pouvoir être considéré comme établi alors qu’il n’était pas indiqué que la valeur de l’usufruit différait de celle qu’aurait retenue un tiers indépendant. Cette solution illustre néanmoins l’importance de pouvoir démontrer que le profit réalisé par le nu-propriétaire est conforme (bien qu’important) à la nature de l’opération.

Nous devons cependant souligner que selon certains avis et décisions1, la valorisation de l’usufruit et de la nue-propriété n’entre pas en tant que telle dans le champ de l’abus de droit mais la formulation retenue ne doit pas faire oublier que retenir des valeurs non pertinentes peut renforcer l’analyse selon laquelle l’opération ne poursuivait pas d’objectifs non fiscaux (suffisamment) légitimes.

La minoration de la valeur de la nue-propriété entraînerait un déséquilibre pouvant dissimuler une libéralité de l’usufruitier au profit du nu-propriétaire, libéralité qui – outre ses propres conséquences fiscales – pourrait conduire à souligner l’absence de substance légitime de l’opération voire son caractère artificiel.

Or, gardant à l’esprit les conséquences fiscales inhérentes à ce type d’investissement, l’enrichissement anormal du nu-propriétaire rendrait très délicate la tâche de démontrer que l’opération dans son ensemble ne poursuivait pas un objectif principalement fiscal lequel, apprécié globalement, pourrait alors être considéré comme contraire à l’intention du législateur.

On notera que les critiques formulées dans un tel contexte seraient susceptibles d’entraîner des conséquences sur le terrain de l’abus de droit comme de l’acte anormal de gestion.

En conclusion et pour l’avenir, on peut à notre sens espérer que les critères retenus pour écarter l’abus de droit seront maintenus bien que l’exigence dans l’appréciation de la substance et de la légitimité des opérations – dans leurs principes et leurs modalités – sera vraisemblablement renforcée.

Les investisseurs sont corrélativement invités à conserver avec soin les éléments les ayant conduits à réaliser une telle opération et à faire procéder à une valorisation précise et circonstanciée des droits démembrés.

TVA

La TVA supportée lors de l’achat de la nue-propriété d’un immeuble est-elle récupérable ?

L’administration fiscale considère qu’en principe tel n’est pas le cas car le nu-propriétaire, qui ne peut pas utiliser le bien pour la réalisation d’une activité soumise à la TVA à son niveau, n’a donc pas la qualité d’assujetti. Elle admet toutefois, par tolérance, que lorsque la nue-propriété constitue une immobilisation chez son propriétaire, de même que l’usufruit pour son bénéficiaire, le nu-propriétaire peut transmettre le droit à déduction dont il est privé au bénéfice de l’usufruitier, dès lors que ce dernier utilise le bien pour des opérations ouvrant droit à déduction.

Néanmoins, prise au pied de la lettre, la doctrine susvisée n’autorise le transfert du droit à déduction que si le nu-propriétaire a lui-même procédé au démembrement, cédé l’usufruit à un tiers et conservé la nue-propriété. Aussi l’Administration a-t-elle été interrogée sur le point de savoir si le nu-propriétaire peut transférer à l’usufruitier la TVA ayant grevé l’acquisition de la nue-propriété, même dans l’hypothèse où le démembrement de propriété est opéré dès l’origine par la société de promotion qui a construit l’immeuble.

Dans une réponse publiée le 2 avril 2019, l’Administration confirme que sa doctrine a vocation à s’appliquer dans une telle situation, sous réserve cependant que le nu-propriétaire ait lui-même la qualité d’assujetti à la TVA, que le droit réel ainsi acquis soit comptabilisé en immobilisation et, enfin, que l’usufruitier, qui doit également immobiliser ses droits, utilise l’immeuble pour les besoins d’opérations ouvrant droit à déduction.

Cette réponse a donc le mérite de clarifier la situation du nu-propriétaire mais s’avère néanmoins restrictive en ce qu’elle n’ouvre droit au transfert de la TVA qu’à la condition qu’il ait la qualité d’assujetti, ce qui sera rarement le cas des particuliers réalisant un placement patrimonial.

A l’aune des développements qui précèdent, cette réponse permet également de souligner que l’acquisition de biens démembrés ne doit pas, en tant que telle et malgré ses incidences fiscales significatives, être diabolisée et considérée comme étrangère aux opérations réputées comme légitimes, ce qui renforce l’importance – entre parties liées – de prêter attention aux modalités de mise en œuvre de l’acquisition.

Usufruit locatif social

Ces développements sur le démembrement de la propriété de biens immobiliers sont également l’occasion d’insister sur l’existence d’opérations de financement ne s’inscrivant pas dans un contexte de transmission. 

On citera en particulier les offres d’acquisition de l’usufruit d’immeubles dans le cadre de programmes de logements sociaux et intermédiaires. On parle d’usufruit locatif social (ULS).

Ce schéma de cofinancement se fonde sur un démembrement de propriété pour une durée temporaire et contractuelle de quinze à vingt ans, le bailleur social se portant acquéreur de l’usufruit temporaire tandis que la nue-propriété est achetée par un investisseur privé (particulier ou institutionnel).

Ce dispositif d’investissement locatif présente de nombreux avantages. Pour l’usufruitier, la loi de finances pour 2004 a permis à ces logements de bénéficier d’un taux réduit de TVA et de l’exonération pendant quinze ans de taxe foncière sur les propriétés bâties. Pour l’investisseur, non seulement il acquiert un bien immobilier favorablement localisé pour un prix réduit par rapport à sa valeur en pleine propriété mais, de surcroît, il bénéficie d’avantages fiscaux pendant toute la durée du démembrement en matière d’impôt sur le revenu et d’impôt sur la fortune immobilière.

Comme pour d’autres opérations, on a pu s’interroger sur les risques de remise en cause dans l’ombre de l’évolution de la notion d’abus de droit. Pourtant, l’analyse des textes et débats parlementaires montre que l’objectif du législateur était bien de promouvoir la technique de l’ULS, en pleine conscience des avantages octroyés aux investisseurs dans ce contexte, «afin de construire des logements sociaux, en particulier dans les zones où le marché immobilier est le plus tendu».

C’est dans cette perspective que l’article 82 de la loi de finances rectificative pour 2008, complétant l’article 31, I-1° d du Code général des impôts, a permis aux nus-propriétaires de déduire de leurs revenus fonciers les intérêts supportés par eux à raison de leurs droits.

Il nous semble alors légitime de considérer que l’ensemble de ces avantages ne s’écarte pas de l’objectif du législateur et, à ce titre, ne devrait pas pouvoir être remis en cause au seul motif que l’investissement poursuivrait, notamment, un objectif fiscal dès lors que celui-ci correspond justement à une incitation voulue par le législateur dans le cadre d’une dérogation d’intérêt général qui demeure encadrée.

1. Voir notamment : avis n° 2013-16 du Comité de l’abus de droit fiscal et arrêt de la CAA Nantes, 31 mai 2018, n° 16NT04184.

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Au sommaire de la lettre


La lettre de l'immobilier

Abus de droit et jurisprudence Quemener : une question ouverte ?

Frédéric Gerner

Les modalités de détermination des plus-values de cession de parts de sociétés de personnes ont nourri longtemps le sac d’embrouilles décrit par le professeur Maurice Cozian à propos du régime de ces sociétés. La jurisprudence «Quemener» semblait avoir réglé la question en 2000, jusqu’aux doutes introduits par l’affaire «Lupa». Les derniers développements sur cette question, combinés à l’entrée en vigueur de nouveaux dispositifs anti-abus, méritent réflexion.

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