La lettre des fusions-acquisition et du private equity

Juin 2016

Immixtion des actionnaires et co-emploi : un risque maîtrisable ?

Publié le 17 juin 2016 à 14h49

Pierre Bonneau

En dépit d’un resserrement récent des critères jurisprudentiels du co-emploi, la protection des actionnaires contre les actions en responsabilités des salariés et de leurs représentants commande toujours l’évitement des comportements trop intrusifs dans le pilotage de leurs filiales.

Par Pierre Bonneau, avocat associé en droit social. Il est notamment le conseil de plusieurs établissements bancaires et financiers et il intervient régulièrement sur des opérations de rapprochement ou de cession d’entreprises. pierre.bonneau@cms-bfl.com

L’immixtion des actionnaires dans la gestion opérationnelle de leurs filiales est, depuis plusieurs années, la source d’un important contentieux de droit social. Périmètre de reclassement élargi, solvabilité assurée en cas de défaillance de l’employeur contractuel sont autant d’enjeux qui peuvent inciter les salariés et leurs représentants à rechercher l’engagement de la responsabilité des actionnaires lorsque leur société se trouve en difficulté.

Des enjeux financiers conséquents

Pour les salariés, le principal intérêt de l’action en reconnaissance du co-emploi est ainsi de diriger leurs demandes indemnitaires contre une personne solvable, soit l’actionnaire de leur employeur, au motif que celui-ci s’est trop fortement impliqué dans la gestion de la société qui les a embauchés.

Ainsi, en cas de succès, cette action leur permet, en premier lieu, de surmonter l’éventuelle insolvabilité d’un employeur n’ayant plus la capacité d’assumer ses obligations envers ses salariés. L’actionnaire reconnu co-employeur peut alors être tenu d’assumer les conséquences financières de la rupture intervenue entre ce dernier et son employeur contractuel, alors même qu’il n’a pas été à l’initiative de cette rupture.

Second intérêt du co-emploi, dans le cadre de licenciements économiques dans un groupe de sociétés, la cause économique du licenciement est vérifiée, tant au niveau de l’employeur que du co-employeur1, et le plan de sauvegarde de l’emploi établi au sein de chacune des sociétés co-employeurs2.

Enfin, l’obligation de reclassement en présence d’un co-emploi incombant aux deux sociétés : le co-employeur devra assumer la charge de l’indemnisation des salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse en l’absence de recherche de postes au sein du groupe3.

A l’évidence donc, une gestion trop intrusive au sein des filiales par les actionnaires peut être source de très sérieuses difficultés et ce, d’autant que ce risque n’est en réalité pas exclusivement subordonné à la reconnaissance d’un co-emploi.

En effet, un actionnaire intrusif qui a, par sa faute, concouru à l’aggravation de la situation économique de sa filiale, peut également voir sa responsabilité délictuelle engagée par le salarié, en réparation du préjudice subi par la perte de son emploi.

Dans un arrêt en date du 8 juillet 2014, la Cour de cassation a ainsi retenu la responsabilité délictuelle d’actionnaires ayant pris des «décisions dommageables» pour l’employeur, ne répondant à «aucune utilité» pour ce dernier et leur étant seules profitables4.

Reste enfin la possibilité de faire reconnaitre en justice l’existence d’une unité économique et sociale (UES) entre plusieurs sociétés entretenant des liens étroits, notamment au plan de la gestion du personnel. Cette UES conduit ainsi à la mise en place d’une représentation du personnel unique entre les différentes sociétés la composant.

Là encore, sans le vouloir, un actionnaire peut se retrouver à assurer des responsabilités à l’égard de salariés dont il n’est pas l’employeur contractuel.

Une appréciation restrictive des critères par la jurisprudence

Alors que dans ses premiers arrêts, la Cour de cassation adoptait une approche purement individuelle du co-emploi, exigeant que soit établi un lien de subordination entre le salarié et la société co-employeur, elle a, peu à peu, étendu la définition du co-emploi à des situations exemptes de lien de subordination, en cas de confusion «d’intérêt, d’activité et de direction»5.

Face aux critiques et dérives suscitées par cette définition particulièrement extensive du co-emploi, la Cour de cassation en a sérieusement resserré les contours dans son arrêt Molex du 2 juillet 20146. Dans cette décision, la Haute juridiction confirme tout d’abord que le co-emploi se caractérise par une confusion d’intérêts, d’activités et de direction entre des entités normalement distinctes, conduisant à une immixtion dans la gestion économique et sociale de l’entreprise employeur. Elle ajoute cependant que l’état de co-emploi ne peut être déduit, ni de la seule existence d’une «coordination nécessaire des actions économiques entre les sociétés faisant partie d’un même groupe», ni de la seule «situation de domination que peut engendrer l’appartenance à un même groupe».

En d’autres termes, le co-emploi ne peut résulter de la seule dépendance d’une société vis-à-vis d’une autre.

En pratique, la différence demeure cependant ténue entre la gestion par un actionnaire majoritaire de sa filiale et la véritable immixtion exposant à des risques au plan social.

Une application délicate en pratique

S’il parait imprudent, en l’état actuel de la jurisprudence, de fixer les critères clairs et définitifs d’un comportement actionnarial vertueux limitant l’exposition aux risques d’une action en reconnaissance d’un co-emploi entre un actionnaire et sa filiale, la jurisprudence en apporte quelques illustrations.

Ainsi, dans l’arrêt Molex précité, le fait que les dirigeants de la filiale proviennent du groupe, que la société mère ait pris, dans le cadre de la politique du groupe, des décisions affectant le devenir de la filiale et qu’elle se soit engagée à fournir les moyens nécessaires au financement des mesures sociales liées à la fermeture du site et à la suppression des emplois, n’a pas suffi à caractériser une situation de co-emploi.

Dans le même sens, ne caractérise pas une situation de co-emploi le fait, pour un actionnaire, d’entreprendre une étroite collaboration avec sa filiale et de prendre des décisions visant à sa réorganisation dans le cadre de la politique du groupe, en s’impliquant dans les recherches de reclassement7.

Est à l’inverse caractéristique d’une situation de co-emploi le fait pour une société mère :

– de contrôler la gestion d’une de ses filiales, tant dans le domaine de gestion du personnel, que celui des résultats, des stocks, du développement des produits, des plans d’investissement et des recrutements, en donnant des instructions et injonctions précises au salarié, allant jusqu’à envisager le rachat de la filiale8 ;

– de détenir la quasi-totalité du capital d’une de ses filiales, d’édicter les choix stratégiques, tant dans la gestion du personnel, que dans la gestion financière et sociale, d’exercer la direction opérationnelle et la gestion administrative, d’absorber 80 % de sa production et de fixer les prix, privant ainsi la filiale de toute autonomie9.

Il en résulte que, si les actionnaires demeurent autorisés à prendre des décisions de gestion impactant la situation de leur filiale, cette immixtion doit être maitrisée et ne peut conduire à priver cette dernière de toute capacité de prise de décision autonome.

Prise de position des actionnaires devant la presse, représentants du personnel ou pouvoirs publics, rédaction des procès-verbaux des conseils d’administration et relations avec les dirigeants mandataires sociaux de la filiale constituent, en pratique, autant d’éléments susceptibles de révéler ce risque social.

La prudence doit donc rester de mise d’autant que les actionnaires seront toujours plus enclins à s’impliquer activement dans la gestion de leurs filiales que celles-ci connaissent des difficultés…

1. Cass. Soc. 18 janvier 2011, n° 09-69.1999.

2. Cass. Soc. 22 juin 2011, n° 09-69.021.

3. Cass. Soc. 28 septembre 2011, n° 10-12.278.

4. Cass. Soc. 8 juillet 2014, n° 13-15.845. Cass. Soc. 2 juillet 2014, n° 13-15.208.

5. Cass. Soc. 9 juin 2015, n° 13-26558.

6. Cf. note 4.

7. Cass. Soc. 10 décembre 2015 n° 14-19.316.

8. Cass. Soc. 21 mai 2014 n° 13-11.396.

9. Cass. Soc. 18 janvier 2011 n° 09-69.199.

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Au sommaire de la lettre


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