La lettre des fusions-acquisition et du private equity

Décembre 2019

Opérations de fusion-acquisition et gestion du temps : «Time is of the Essence»

Publié le 6 décembre 2019 à 16h25

Alexandra Rohmert et Jean-Charles Benois

La dimension temporelle joue un rôle décisif dans les opérations de fusion-acquisition. Elle peut ainsi avoir des conséquences sur la faisabilité même de l’opération et permettre à l’acquéreur le plus diligent de faire prévaloir son offre dans le cadre d’un processus concurrentiel ou imposer des restrictions à certaines opérations sur titres cotés lors de fenêtres dites «négatives».

Par Alexandra Rohmert, avocat associé en corporate/fusions & acquisitions, membre du conseil de surveillance. Elle intervient principalement dans des opérations de M&A internationales pour des groupes étrangers. alexandra.rohmert@cms-fl.com et Jean-Charles Benois, avocat associé en fiscalité. Il intervient tant en matière de fiscalité des entreprises et groupes de sociétés qu’en fiscalité des transactions et private equity. jean-charles.benois@cms-fl.com

Elle peut aussi impacter la valeur, notamment selon le régime fiscal applicable à l’opération compte tenu de la date à laquelle intervient la réalisation de l’opération (closing).

L’exercice complexe d’analyse et de gestion des risques inhérents à toute opération de fusion-acquisition s’inscrit dans un calendrier souvent contraint. Les arbitrages aux conséquences décisives doivent se faire dans des délais courts.

La gestion des délais et du grand nombre d’intervenants est donc habituelle et s’est même professionnalisée, notamment dans le cadre d’opérations multi-juridictionnelles, où le «transaction management» est devenu une compétence reconnue et même un métier à part entière.

Quelques exemples permettent d’illustrer l’imbrication des facteurs temps et des problématiques juridiques et fiscales.

Aspects juridiques et gestion du temps : entre anticipation et imprévision

Appréhender l’ensemble des sujets et surtout des risques potentiels en tenant compte des priorités et du cap donné par l’acquéreur guide les premières étapes du processus pour ses conseils. Il s’agit ensuite de couvrir les problématiques remontées par toutes les équipes dans la documentation contractuelle en fonction des seuils de matérialité et des objectifs définis. L’exercice est rodé et les praticiens le connaissent bien. L’anticipation et le temps investi en amont sont alors des outils de limitation des risques.

D’autres autorisations ou accords de tiers peuvent être nécessaires. Qu’il s’agisse de régularisations demandées par l’acquéreur, comme une mise en conformité RGPD, ou des autorisations ou notifications nécessaires auprès de partenaires commerciaux ou financiers, des actionnaires minoritaires non parties à l’opération ou de cocontractants bénéficiant de clauses de changement de contrôle, ces implications de tiers peuvent devenir de véritables points d’achoppement dans une période plus délicate dès lors que l’opération est souvent déjà devenue connue.

Nonobstant tous les efforts possibles d’anticipation, la période entre signing et closing peut révéler des surprises ; elle est transitoire et sensible et le transfert des risques doit être traité avec précision dans les accords. Il conviendra notamment de s’interroger : dans quelle mesure l’autorisation préalable de l’acquéreur peut-elle être requise avant que certaines décisions soient prises dans la cible, dans un contexte où les autorités de la concurrence pourraient analyser de telles clauses comme du gun jumping1 ? Les événements nouveaux se produisant après le signing peuvent-ils exonérer le cédant de sa responsabilité au titre des déclarations et garanties ? Dans quelle mesure le cédant doit-il en informer le cessionnaire ?

Enfin, si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat se produit, qui rendrait l’acquisition excessivement onéreuse pour l’acquéreur, les parties doivent-elles renégocier ? Et même, l’acquéreur reste-t-il engagé aux termes du contrat de cession ?

La notion d’imprévision de l’article 1195 du Code civil traduite dans cette question a fait l’objet d’une codification remarquée lors de la réforme du droit des obligations en 2016. Pour autant, cette disposition est régulièrement écartée par les parties dans les contrats de cession, précisant qu’elles renoncent irrévocablement à son bénéfice et aux droits qu’elle confère et acceptent d’assumer le risque qui pourrait être lié à un changement de circonstances imprévisible au sens dudit article 1195. De même, les parties renoncent souvent à se prévaloir de l’exception de disproportion manifeste entre le coût de l’exécution forcée en nature pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier2.

Cette approche traduit bien une différence majeure entre la pratique française et plus généralement européenne des transferts de risques dans cette période transitoire. Alors que plus de 90 % des opérations de M&A soumises au droit américain contiennent une Material Adverse Change (MAC clause ou clause de changement significatif défavorable), ce type de clause de répartition des risques entre le signing et le closing en faveur de l’acquéreur reste assez rare dans les opérations françaises.

Aspects fiscaux et gestion du temps : entre contraintes et opportunités

La gestion des délais et des contraintes temporelles est intrinsèque à la fiscalité, compte tenu en particulier des régimes fiscaux parfois radicalement différents susceptibles de s’appliquer selon le respect ou non de délais de détention. A cet égard, on peut s’interroger sur le traitement qu’il convient de réserver à des opérations volontairement différées pour bénéficier d’un régime fiscal plus attractif en augmentant la durée de détention apparente, alors même que les termes de l’opération auront été pré-négociés. Le cas est différent s’agissant d’opérations intervenant avant ou après une certaine date afin de bénéficier d’une modification législative, ou d’éviter au contraire une réforme conduisant à augmenter la charge d’impôt supportée par les parties. En la matière, il nous semble qu’il n’existe pas de réponse tranchée puisque, si le Comité de l’abus de droit fiscal a pu considérer que des opérations destinées à retarder l’application d’une nouvelle convention fiscale pouvaient être abusives3, il a à l’inverse conclu à l’absence d’abus lorsque le contribuable avait profité d’une période d’adaptation laissée par le législateur pour prendre certaines dispositions permettant d’éviter l’application d’un régime fiscal défavorable4.

Mais au-delà même de la prise en compte de la dimension fiscale pour arrêter une date de closing, voire pour décider d’engager telle ou telle opération en fonction d’un événement donné, la maîtrise ou non du calendrier d’une opération peut, le cas échéant, priver d’effet certaines restructurations qui devaient s’avérer fiscalement optimisantes. C’est typiquement le cas des opérations dites d’«apport-cession» ou de «donation-cession». Schématiquement, ces restructurations consistent, pour une personne physique actionnaire, dans la transmission de certains titres (par voie d’apport ou de donation), puis dans leur vente par la société bénéficiaire ou le donataire ; le transfert de propriété préalable aura permis une réévaluation des titres, évitant ainsi une imposition de la plus-value latente dans le chef du propriétaire initial (dans chaque cas sous certaines conditions). Néanmoins, ces opérations ne peuvent se concevoir que pour autant qu’elles s’inscrivent préalablement à la conclusion de toute vente sur lesdits titres. La question est particulièrement brûlante dans le cadre d’opérations induisant un signing puis un closing, puisqu’alors l’accord sur la chose et sur le prix est acté dès la date du signing, sous réserve de la levée de certaines conditions suspensives. Le degré de sensibilité n’est cependant pas le même suivant les titres de capital considérés. Ainsi, s’il apparaît prudent que l’apport ou la donation soit réalisé avant la levée de la dernière condition suspensive dépendant d’un tiers lorsque les titres en cause sont des parts sociales, la situation est en principe plus confortable s’agissant d’actions, dès lors que leur cession procède de l’inscription au compte d’actionnaire et non de l’accord sur la chose et sur le prix, comme l’a d’ailleurs jugé le Conseil d’Etat5.

Même si «Le temps n’a pas la même allure pour tout le monde» (Shakespeare), en matière de fusions-acquisitions, il s’impose donc souvent comme un acteur à part entière.

1. Voir article supra «Opérations de fusion-acquisition : les pièges de la période intercalaire», par Virginie Coursière-Pluntz et Thomas Hains en p.8 et 9.

2. Article 1221 du Code civil : «Le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature sauf si cette exécution est impossible ou s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier.»

3. Avis sur l’affaire 2013-32, rendu en séance le 22 mai 2014.

4. Avis sur l’affaire 2014-14, rendu en séance le 6 mars 2015.

5. CE, 28 janvier 2019, n° 407305, Epoux Masset.


La lettre des fusions-acquisition et du private equity

Etude CMS sur le marché européen du M&A : le temps de la prudence

Laurent Hepp et Arnaud Hugot

Des indicateurs économiques en berne, des incertitudes sur les conséquences du Brexit dont l’échéance a encore été reportée et des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine dans un environnement favorisant une certaine forme de protectionnisme : autant de facteurs qui ont contribué à largement entamer l’optimisme des années précédentes dans le domaine du M&A, confronté à un léger ralentissement de l’activité. Dans un tel contexte, la 7e édition de l’étude sur les perspectives du marché européen des fusions-acquisitions, publiée par CMS en collaboration avec Mergermarket en septembre 20191, dresse un bilan en demi-teinte.

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