La lettre gestion des groupes internationaux

Juin 2019

Réforme fiscale américaine et déductibilité des intérêts d’emprunts

Publié le 14 juin 2019 à 11h00    Mis à jour le 14 juin 2019 à 16h04

Nicolas Lelarge, PwC New York – Etats-Unis

Le Trésor américain a publié, le 26 novembre 2018, 481 pages de nouvelles règles et précisions1 adressant les conditions de déductibilité de frais d’intérêts dans le cadre d’emprunts souscrits par des sociétés assujetties à l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis.

Par Nicolas Lelarge, avocat, PwC New York – Etats-Unis

Cette nouvelle publication s’ajoute à de récentes publications du Trésor américain et de l’administration fiscale américaine, toujours sous la forme de «Proposed Regulations», et qui font suite à la réforme fiscale américaine de 20172 qui avait été rédigée en quelques semaines fin 2017, laissant de nombreuses interrogations quant à leur réelle application. Ces règles de déduction des intérêts d’emprunts sont inscrites dans le code de droit fiscal américain3 et sont applicables à compter des exercices fiscaux ouverts au 1er janvier 2018. Ces nouvelles règles visent principalement les filiales américaines de multinationales françaises et le monde du private equity lors d’acquisitions de sociétés cibles américaines financées par de la dette. Bien que ces nouvelles propositions apportent des précisions quant à leur application dans certains domaines, il reste de nombreuses interrogations et questions en suspens. Cet article revient sur les mesures phares de ces nouvelles règles, en attendant les prochaines publications de l’administration fiscale et du Trésor américain.

Rappel des règles de déduction d’emprunts depuis le 1er janvier 2018

Depuis le 1er janvier 2018, la déduction des intérêts d’emprunts pour toutes entreprises, sociétés de personnes de droit américain (partnerships), ou sociétés étrangères qui génèrent des profits tirés d’une activité économique aux Etats-Unis, est limitée à la somme (i) des intérêts nets perçus par les redevables de l’impôt et (ii) de 30 % du montant correspondant à l’Ebitda4. Cette limitation s’applique que l’emprunt ait été consenti auprès d’actionnaires ou ait été souscrit auprès de tiers (par exemple, un établissement de crédit, une banque ou tout autre tiers ayant consenti l’emprunt). Une véritable révolution dans le monde du financement d’entreprise, étant donné que les emprunts bancaires, par exemple, sont également visés par cette mesure qui était initialement exclusivement applicable aux financements intragroupes ou emprunts consentis par les actionnaires5. Les règles de calcul diffèrent selon la période fiscale durant laquelle les intérêts d’emprunts sont déduits. Pour les périodes fiscales ouvertes avant le 1er janvier 2022, la déduction d’emprunts est limitée à la somme des intérêts imposables et 30 % de l’Ebitda. Pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2022, l’Ebitda est remplacé par l’EBIT6. Les intérêts non déductibles durant une période fiscale peuvent cependant être reportés indéfiniment lors d’exercices futurs. Il est important d’observer que les contrats de prêt en vigueur avant le passage de la réforme sont aussi soumis aux nouvelles règles. Une exception est à noter pour les petites entreprises dont la moyenne des produits bruts n’excède pas 25 millions de dollars sur les trois derniers exercices fiscaux, qui ne sont pas assujetties à ces nouvelles règles.

Quelles sont les nouvelles précisions apportées depuis novembre 2018 ?

Une définition élargie des intérêts

Outre la définition proprement classique de ce qui rentre dans la catégorie «intérêts d’emprunts» lors de la souscription d’une dette, les intérêts comprennent également les intérêts résultant de contrats à paiement différé et certains autres montants qui sont «étroitement liés aux intérêts et qui affectent le rendement économique ou le coût d’une transaction». Cette dernière catégorie, qui est relativement large et sujette à interprétation, comprend par exemple les frais d’émission de dette, certains paiements garantis dans le cadre d’un l’emprunt et toute forme de frais liés à un contrat de dette souscrit.

Règles d’application aux sociétés de personnes (partnerships de droit américain)

Le Trésor américain précise les règles lorsque les sociétés de personnes ont recours à un emprunt7. Les nouvelles règles de calcul du montant des intérêts déductibles lors d’un exercice fiscal s’appliquent désormais au niveau de la société de personnes, comme si celle-ci était redevable de l’impôt. Une fois calculés au niveau de la société de personnes, les intérêts d’emprunts déductibles conservent leur caractère déductible et sont transférés directement aux détenteurs de parts de la société de personnes. Les nouvelles règles prévoient un processus laborieux en 11 étapes afin de déterminer le revenu imposable de chaque membre de la partnership, le montant des intérêts déductibles ainsi que le montant des intérêts à reporter lors de futurs exercices fiscaux. Les nouvelles règles visent à empêcher la double prise en compte des intérêts déductibles au niveau du détenteur de parts et au niveau de la société de personnes. A ce titre, les intérêts débiteurs excédentaires d’une société de personnes ne sont pas reportés au niveau de la partnership mais au niveau des détenteurs de parts. De nombreuses interrogations restent toutefois en suspens notamment s’agissant du calcul des intérêts déductibles dans le cadre d’un prêt consenti entre une société de personnes et un détenteur de parts ou dans le cadre d’un prêt entre deux partnerships dans la mesure où l’un détient des parts dans l’autre8.

Sociétés dites sous contrôle (Controlled Foreign Corporations ou CFC)

Les nouvelles règles confirment que la limitation de déduction des intérêts d’emprunts s’applique aux sociétés dites sous contrôle. Pour rappel, la réforme fiscale américaine a élargi le champ d’application des règles de CFC en modifiant la définition de ce que constitue un actionnaire/détenteur de parts. Avant la réforme de 2017, un actionnaire/détenteur de parts était défini comme toute personne9 américaine détenant au moins 10 % des droits de vote d’une société non américaine soumis à l’impôt dans son pays de formation10. La reforme a élargi le champ d’application en incluant toute personne qui a droit à 10 % au moins du profit économique d’une société sous contrôle11. Le second test effectué au niveau de la CFC n’a pas été modifié et nécessite toujours de vérifier que la société sous contrôle est détenue au moins à hauteur de 50 % (par vote ou économiquement) par des personnes américaines. De façon générale, le régime des CFC américain empêche de différer l’imposition de certains types de revenus à l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis et générés par les CFC.12

Considérons un groupe américain avec des filiales en France, ces sociétés françaises seront désormais assujetties à ces nouvelles règles lors du calcul des profits générés en France et soumis à imposition immédiate aux Etats-Unis (régime du Subpart F)13. Le but de ces nouvelles règles est de s’assurer que les revenus de source étrangère, soumis à imposition immédiate sous le régime Subpart F, ne soient pas réduits artificiellement ou de manière trop excessive par recours à l’emprunt14.

Les nouvelles règles offrent cependant à certains groupes de CFC, l’option de consolider leurs comptes et de calculer la limitation de déduction des intérêts d’emprunts sans prendre en compte les paiements intragroupes. Cette mesure permet donc de déterminer la limitation des intérêts d’emprunts déductibles fiscalement au niveau groupe. Cette option doit en revanche être agréée par chaque CFC et est irrévocable.

Sociétés de droit non américain qui généreraient des revenus considérés comme tirés d’une activité économique aux Etats-Unis

Les nouvelles règles s’appliquent également aux sociétés de droit non américain qui doivent désormais, lorsqu’elles déterminent leur revenu imposable à l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis (au travers d’un établissement stable), prendre en compte la limitation des déductions fiscales liées aux intérêts d’emprunts. Ces nouvelles mesures doivent également être prises en considération en lien avec l’application des règles du nouvel impôt (Base Erosion and Anti-Abuse Tax ou «BEAT») dans la mesure où les intérêts sont payés au profit de non-résidents fiscaux américains qui détiennent au moins 25 % du capital de la société américaine débitrice. Prenons l’exemple d’une société mère française détenant une filiale aux Etats-Unis et qui aurait injecté de la dette dans sa filiale pour financer son expansion économique aux Etats-Unis15. La filiale américaine doit désormais procéder à deux calculs séparés afin non seulement de déterminer le montant des intérêts qui sont déductibles et qui vont réduire la base imposable à l’IS aux Etats-Unis, mais également de procéder à l’analyse de l’impact des intérêts payés et qui entrent dans le champ d’application de la taxe BEAT16.

Conclusion

Les nouvelles règles apportées par le Trésor américain ont certes eu le mérite de clarifier certaines zones d’ombre, notamment au sujet de leur application pour le calcul du Subpart F des filiales non américaines ainsi que de l’application qui doit en être faite aux sociétés de personnes et à leurs détenteurs de parts. Cependant, les règles en vigueur posent de nombreux challenges pour les départements fiscaux aux Etats-Unis, que ce soit au niveau du calcul de la limitation, au niveau des filiales ou au niveau consolidé, étant donné que les règles restent très compliquées à appliquer. S’ajoute à ces complications la nécessité d’examiner l’impact des nouvelles règles de la section 163(j) de pair avec les nouvelles taxes, BEAT et GILTI.

1. REG – 106089-18 – www.irs.gov/pub/irs-drop/REG-106089-18-NPRM.pdf.

2. 2017 Tax Reform Act – www.congress.gov/bill/115th-congress/house-bill/1/text.

3.  Internal Revenue Code (IRC) Section 163(j).

4. Ebitda : Earnings before interest, tax, depreciation and amortization.

5. On aurait pu penser que le souhait initial du Trésor américain était de réduire les financements qui avaient pour but de rapatrier des profits de filiales américaines sous forme d’intérêts ayant pour effet de réduire la base fiscale imposable aux Etats-Unis.

6. EBIT: Earnings before interest and tax (excluding depreciation and amortization). A compter des exercices ouverts au 1er janvier 2022, la limitation des intérêts d’emprunts sera désormais calculée sur une base réduite.

7. De façon similaire aux sociétés de personnes en France, les partnerships de droit américain sont fiscalement transparentes et seuls leurs membres sont soumis à l’impôt.

8. Dans le cadre d’une dette souscrite par un partnership qui est ensuite contribuée à une autre partnership, les règles de calcul des intérêts déductibles et non déductibles restent floues et le Trésor américain devrait publier davantage de précisions prochainement.

9. Le régime des CFC en droit fiscal américain définit comme personne américaine (US person) toute société soumise à l’impôt sur les sociétés, les partnerships, les trusts et tout individu de nationalité américaine ou résident permanent.

10. A noter toutefois que dans la mesure où une élection aurait été faite pour traiter une société de droit étranger en tant que société fiscalement transparente d’un point de vue fiscal américain («Check-the-Box Election»), les règles de CFC aux Etats-Unis ne seraient pas applicables.

11. Cet élargissement de la définition de ce que constitue une «US person» au détenteur de droit économique pose de nombreuses difficultés dans les structures classiques de private equity dans la mesure où certaines «US Persons» qui auparavant échappaient à la définition au regard des règles de CFC et recevaient le «carried interest» peuvent désormais remplir cette définition si le cap de 10% est franchi.

12. Ce régime qui empêche de différer l’impôt sur les sociétés sur certains types de revenus générés par ces CFC est de façon générale englobée dans la catégorie de ce qui est dénommé «Subpart F income» qui fait référence au chapitre Subpart F dans le code de droit fiscal américain.

13. En pratique, cette application du régime de la Section 163(j) n’a d’effet que d’un point de vue fiscal américain. La société mère américaine lors du calcul du montant de Subpart F généré par ses filiales à l’étranger devra désormais prendre en considération les nouvelles règles pour effectuer ce calcul. Etant donné les nouvelles limitations de déduction des intérêts d’emprunt, le montant imposable résultant de Supbart F devrait augmenter.

14. Il est aussi important de noter que les nouvelles règles de déduction d’emprunt des filiales étrangères non américaines ont également un impact dans le calcul de la nouvelle catégorie de Subpart F dénommée «Global Intangible Low-Taxed Income (GILTI)», ce qui entraîne un calcul de l’impôt soumis à imposition immédiate sur une base encore élargie.

15. A noter dans le contexte du M&A, l’utilisation d’une société américaine financée par de la dette (structure assez commune pour des acquisitions aux Etats-Unis (US leveraged blocker)) a été sérieusement impactée dans le monde du private equity dans la mesure où depuis la réforme fiscale de 2017, les intérêts déductibles sont liés à l’Ebitda de la société endettée et que les nouvelles règles s’appliquent également aux acquisitions existantes étant donné que tous les prêts, qu’ils aient été souscrits avant ou après la réforme de 2017, entrent dans le champ d’application des nouvelles règles.

16. Pour rappel, cette nouvelle taxe BEAT a pour but de maintenir un niveau minimum d’imposition au taux de 5 % pour les exercices fiscaux commençant en 2018, 10 % pour les exercices suivants et 12,5 % à compter de 2026 lorsque le redevable américain effectue des paiements en principe fiscalement déductibles à des personnes sous contrôle. De façon générale, sont principalement concernés les paiements sous forme d’intérêts, de redevances, de commissions et frais divers qui généralement réduisent la base imposable à l’IS.


La lettre gestion des groupes internationaux

L’impôt global minimum

Renaud Jouffroy, PwC Société d’Avocats

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