La lettre gestion des groupes internationaux

Avril 2013

L’émigration des personnes morales

Publié le 10 mars 2014 à 14h40    Mis à jour le 12 mars 2014 à 9h59

Jacques Taquet

L’alourdissement de la fiscalité française conduit les groupes à trouver des solutions pour payer moins d’impôts. Parmi ces solutions figure en bonne place le transfert du siège à l’intérieur de l’UE, qui entraîne de multiples conséquences juridiques, sociales, fiscales et comptables.

Par Jacques Taquet, avocat associé, cabinet Landwell & Associés.

Le sort des plus-values latentes sur actifs

La première question est de savoir si l’on peut quitter la France avec les actifs clés de l’entreprise (brevets, marques, filiales, incorporels) sans payer d’impôt. Sur ce point, on sait qu’un transfert de siège entraîne les conséquences d’une cessation d’activité conduisant à l’imposition immédiate des bénéfices non imposés, des bénéfices en report et sursis d’imposition et des plus-values latentes (art. 221-2 CGI). Certes, depuis 2005, la France prévoyait que «le transfert de siège dans un autre Etat membre de la Communauté européenne, qu’il s’accompagne ou non de la perte de la personnalité juridique en France, n’emporte pas les conséquences de la cessation d’entreprise». En particulier, l’impôt sur les plus-values latentes n’était pas dû à la condition que les actifs restent inscrits au bilan d’un établissement stable français. Si tel actif quittait la France, l’impôt était exigible. La CJUE a examiné ces questions d’exigibilité de l’impôt lorsque des actifs migrent entre Etats membres dans un contexte de migration de siège social.

Dans les arrêts Commission c/ Portugal (C-38/10) et National Grid Indus BV (C-371/10), la Cour confirme que l’Etat membre de sortie conserve son droit d’imposer la plus-value «née sur son territoire», seul le recouvrement immédiat de l’impôt étant critiquable. La France a donc modifié sa législation. Le nouveau régime «d’exit tax» des personnes morales (3e LFR pour 2012) prévoit que «lorsque le transfert du siège ou d’un établissement… s’accompagne du transfert d’éléments d’actifs», le contribuable n’est plus obligé de payer l’impôt sur les plus-values immédiatement, mais peut demander un paiement étalé sur cinq ans. La conformité avec le droit de l’Union du paiement étalé qui n’est pas un véritable sursis/report d’imposition éventuellement assorti de garanties et/ou d’intérêts de retard, est en débat. Un mécanisme similaire, applicable en Allemagne, fait l’objet d’un recours devant la CJUE (C-164/12). Le principe du paiement étalé pourrait donc être revu, le droit des Etats d’imposer les plus-values latentes à la sortie restant acquis.

Le sort de l’intégration fiscale

Si la société qui transfère son siège est la société mère d’une intégration fiscale, l’établissement stable qui subsistera continuera-t-il l’ancien groupe aux mêmes conditions de périmètre et de report de déficits ? Inversement, y aura-t-il cessation et formation d’un nouveau groupe avec ses conséquences sur les opérations neutralisées et le sort des déficits ? L’absence de création d’une personne morale nouvelle devrait faciliter le maintien de l’ancien groupe. Les arrêts Cartésio (C-210/06) et Vale Epitési kft (C-378/10) ont permis d’imposer le transfert de siège social avec maintien de la personnalité juridique, dès lors que les transformations de sociétés sont permises par le droit interne. On rappelle que ce sont les principes de non-discrimination qui ont permis aux succursales de bénéficier de l’avoir fiscal, du régime mère-fille et de constituer une intégration fiscale. La cessation de l’intégration semblerait donc disproportionnée, la France conservant tous ses droits d’imposition, à l’exception de la contribution de 3 %.

L’imposition des actionnaires

L’autre enjeu lié à l’émigration d’une personne morale a trait à l’imposition des réserves entre les mains des actionnaires. L’art. 111 bis du CGI dispose que «lorsqu’une personne morale soumise à l’impôt sur les sociétés cesse d’y être assujettie, ses bénéfices et réserves, capitalisés ou non, sont réputés distribués aux associés en proportion de leurs droits». Or, le Conseil d’Etat a fait application de ce texte lors d’un transfert de siège conduisant à une cessation de l’assujettissement à l’impôt en France. L’imposition des réserves, si elle était confirmée, aurait des conséquences lourdes en impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés pour les actionnaires résidents, de retenue à la source pour les non-résidents et de contribution additionnelle de 3 %. A cet égard, l’ancien art. 221-2 al. 3 qui prévoyait que «le transfert de siège dans un autre Etat membre de la Communauté européenne, qu’il s’accompagne ou non de la perte de la personnalité juridique en France, n’emporte pas les conséquences de la cessation d’entreprise» a désormais disparu du CGI ; subsiste l’art. 111 bis qui continue d’assimiler à une cessation d’activité le fait pour une société de cesser d’être soumise à l’impôt au taux de droit commun.

D’où une interrogation si les actifs quittent la France et que la société cesse d’être soumise à l’impôt en France. L’imposition des réserves à l’occasion d’une migration de siège social à l’intérieur de l’UE faisait partie des questions soulevées devant la CJUE dans Commission c/ Portugal (C-38/10) mais la Cour n’a pas examiné la demande pour des raisons de recevabilité. En conclusion, si la société qui transfère son siège conserve un établissement stable en France, l’application de l’art. 111 bis serait a priori exclue. Néanmoins, la France perdrait son droit d’imposer les réserves entre les mains des actionnaires non résidents. La France pourrait donc souhaiter maintenir son droit d’imposer les réserves nées pendant la période de sa compétence fiscale. Les entreprises seront donc vigilantes compte tenu des obligations et sanctions en matière déclarative (IFU). Sous réserve de confirmation par la CJUE que l’imposition des réserves participe bien de la compétence fiscale de l’Etat membre de sortie, on peut penser que la Cour s’opposerait à une imposition immédiate jugée disproportionnée et demanderait un mécanisme de sursis d’imposition assorti de garanties ou d’intérêts de retard. Un tel mécanisme serait néanmoins difficile à mettre en œuvre pour une société cotée dont l’actionnariat n’est pas stable.


La lettre gestion des groupes internationaux

Lutte contre le «planning» fiscal agressif et libertés fondamentales garanties par le droit de l’Union européenne

Emmanuel Raingeard de la Blétière

Au sein de l’Union européenne, les restrictions aux libertés fondamentales peuvent être justifiées par l’objectif de lutte contre la fraude ou l’évasion fiscale. Néanmoins, de telles restrictions doivent être proportionnées à l’objectif recherché.

Lire l'article

Chargement en cours...