La lettre gestion des groupes internationaux

Discrimination à rebours

Une nouvelle jurisprudence constitutionnelle défavorable aux contribuables

Publié le 26 juin 2020 à 14h35    Mis à jour le 26 juin 2020 à 17h32

Par Philippe Durand et Nicolas Busin

Le 3 avril 2020, près de quatre ans après la décision Société Metro Holding France SA1, le Conseil constitutionnel a rejeté deux questions prioritaires de constitutionnalité («QPC») visant à sanctionner une discrimination à rebours résultant du traitement fiscal différent de plus-values réalisées par des particuliers et placées en report d’imposition ; les unes concernaient des opérations d’échange de titres n’intéressant que des sociétés françaises tandis que les autres résultaient d’opérations entrant dans le cadre de la directive dite «Fusions»2 (Cons. const., 3 avril 2020, n° 2019-832/833 QPC, M. S.).

Par Philippe Durand, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Nicolas Busin, PwC Société d’Avocats

Le contexte du litige

Le contentieux trouve son origine dans l’article 17 de la loi de finances pour 2014, modifiant la taxation des plus-values réalisées à l’occasion d’une opération d’échange de titres : alors qu’elles relevaient auparavant d’une imposition forfaitaire au taux de 19 %, ces plus-values se sont trouvées soumises au barème progressif (taux marginal potentiel de 45 %). Afin d’atténuer cette augmentation, le législateur avait prévu que, lorsque ces plus-values avaient fait l’objet d’un report d’imposition sur le fondement des anciens articles 92 B et 160 ou de l’article 150-0 B ter du Code général des impôts («CGI»), elles pourraient bénéficier d’un abattement pour durée de détention prévu aux 1 ter et 1 quater de l’article 150-0 D du CGI3.

Le régime ayant été fixé en deux temps, le législateur avait réservé l’abattement pour durée de détention aux seules plus-values placées en report d’imposition après le 1er janvier 2013 et non à celles placées en report avant cette date4, 5.

Saisie d’une question préjudicielle par le Conseil d’Etat6, la Cour de justice de l’Union européenne7 («CJUE») précise que l’article 8 de la directive Fusions doit être interprété «en ce sens que, dans le cadre d’une opération d’échange de titres, ils requièrent que soit appliqué, à la plus-value afférente aux titres échangés et placée en report d’imposition ainsi qu’à celle issue de la cession des titres reçus en échange, le même traitement fiscal, au regard du taux d’imposition et de l’application d’un abattement fiscal pour tenir compte de la durée de détention des titres, que celui que se serait vu appliquer la plus-value qui aurait été réalisée lors de la cession des titres existant avant l’opération d’échange, si cette dernière n’avait pas eu lieu.»8.

Tirant strictement les conséquences de cette décision, le Conseil d’Etat9 a considéré que, lorsqu’elles sont afférentes à des opérations entrant dans le champ matériel et territorial de la directive Fusions, les plus-values placées en report d’imposition sur le fondement des anciens articles 92 B et 160 et de l’article 150-0 B ter du CGI doivent bénéficier, en cas d’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu, de l’application de l’abattement pour durée de détention prévu à l’article 150-0 D du CGI, quelle que soit la date à laquelle elles ont été placées en report d’imposition10. En revanche, cette solution ne concerne pas les plus-values constatées lors d’opérations n’entrant pas dans le champ de la directive Fusions si elles ont été placées en report d’imposition avant le 1er janvier 2013. Par ailleurs celles placées en report d’imposition après cette date, sur le fondement de l’article 150-0 B ter du CGI, n’en bénéficient qu’à raison de la durée de détention des titres remis à l’échange11. Il y a donc bien une différence de traitement selon qu’on est ou non dans le champ de la directive. Convenait-il de la sanctionner ?

La discrimination à rebours, une atteinte au principe d’égalité

La jurisprudence constante du Conseil constitutionnel déduit du principe d’égalité12 qu’une différence de traitement peut se justifier si elle est motivée par des situations différentes ou des raisons d’intérêt général et si elle est en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

Une atteinte au principe d’égalité peut apparaître du fait d’une décision de la CJUE, le dispositif législatif national instaurant, sans que cela ait été anticipé, une différence de traitement défavorable aux ressortissants nationaux ou aux ressortissants d’Etats tiers par rapport aux ressortissants d’autres Etats membres. On parle de discrimination à rebours ou par ricochet.

Discrimination à rebours «chimiquement pure» : le «Métro» ne s’arrête pas automatiquement

Antérieurement à la décision commentée, la jurisprudence constitutionnelle comportait six décisions portant sur des discriminations à rebours. Trois décisions de conformité avaient refusé de sanctionner une différence de traitement défavorable à des situations vis-à-vis d’Etats tiers par rapport à des situations intra-UE13. A l’inverse, trois décisions de non-conformité avaient sanctionné une différence de traitement défavorable à des situations internes par rapport à des situations intra-UE14. Pour la première fois, le Conseil constitutionnel a ainsi eu l’occasion de juger qu’une discrimination à rebours «chimiquement pure», c’est-à-dire une discrimination au titre de laquelle des situations domestiques peuvent être traitées moins favorablement que des situations intra-UE, n’est pas, en soi, contraire au principe d’égalité devant la loi. Pour déterminer le caractère sanctionnable d’une discrimination à rebours, le Conseil constitutionnel ne se préoccupe pas de son caractère «chimiquement pur».

Le cœur du débat : la dénaturation de l’objet de la loi

Le commentaire autorisé publié sous la décision du Conseil constitutionnel fait preuve de pédagogie en présentant un raisonnement en trois étapes afin de qualifier ou non une discrimination à rebours.

En premier lieu, il convient de caractériser l’état du droit afin de qualifier une différence de traitement. Il découle du contexte susmentionné une différence de traitement entre les opérations situées dans le champ de la directive Fusions et celles qui n’y sont pas. Pour les premières, le fait que la mise en report ait eu lieu avant ou après le 1er janvier 2013 n’a aucune importance ; les plus-values bénéficient d’un abattement pour durée de détention couvrant toute la durée de l’opération en incluant celle du report. Pour les secondes, l’abattement pour durée de détention des titres ne concerne que les plus-values mises en report après le 1er janvier 201315.

Dans un second temps, le Conseil constitutionnel détermine l’objet initial de la loi et contrôle son absence de dénaturation résultant de l’intervention du droit européen. En pratique, si l’objet de la loi n’est pas dénaturé, la différence de traitement est, comme en l’espèce, justifiée par une différence de situation fondée sur le caractère intra-UE ou non de l’opération. Selon le Conseil constitutionnel, en l’espèce, l’objet initial de la loi était d’éviter que le contribuable ne soit contraint de céder tout ou partie de ses titres pour acquitter l’impôt. Le respect du droit de l’Union européenne impose un simple renforcement de cette obligation pour les opérations européennes et, ce faisant, ne dénature pas l’objet initial de la loi.

Enfin, le Conseil constitutionnel procède à son classique contrôle de rationalité en vérifiant l’existence d’une différence de situation ou d’un intérêt général, au regard de l’objet de la loi européanisé, justifiant la différence de traitement. En l’espèce, le Conseil constitutionnel déduit, en cohérence avec la seconde étape de son analyse et de manière quelque peu tautologique, que la différence de traitement est justifiée compte tenu d’une différence de situation résultant de l’existence du cadre européen en rapport direct avec l’objet de la loi.

Le Conseil constitutionnel fait de la dénaturation de l’objet de la loi par l’effet de la jurisprudence de la CJUE un critère permettant de déterminer s’il y a lieu à sanctionner ou non la discrimination à rebours. Le choix de ce critère est toutefois loin de garantir une absence de subjectivité dans l’appréciation des discriminations par ricochet, d’autant qu’au cas particulier, certains auteurs avaient relevé, dès le vote de la loi, son incompatibilité avec le texte communautaire. La décision de la CJUE a donc confirmé la non-conformité plus qu’elle ne l’a révélée.

L’espoir d’un contrôle conventionnel du Conseil d’Etat

Sans être totalement fermée, la voie du contrôle constitutionnel des discriminations à rebours semble se rétrécir. Toutefois, des arguments demeurent pour espérer qu’un contrôle conventionnel des discriminations à rebours par le Conseil d’Etat soit possible. Dans la même affaire, une nouvelle question préjudicielle pourrait ainsi être posée afin de contester la discrimination à rebours sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux. De même, l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article premier de son premier protocole additionnel pourraient servir de fondements à un contrôle de conventionnalité du Conseil d’Etat16. A l’inverse, on peut remarquer que le raisonnement du Conseil constitutionnel semble se rapprocher de celui du Conseil d’Etat17. Lorsque le législateur transpose une directive par un texte unique couvrant les opérations entre sociétés françaises et entre sociétés de différents Etats membres, et que cette directive est interprétée par la CJUE dans un sens contraire à la lettre du texte français, le Conseil d’Etat18 considère que le législateur a prévu une disposition spécifique aux opérations purement françaises. Ainsi, l’interprétation de la directive, contraire à la lettre du texte unique, est applicable aux seules opérations entrant dans son champ d’application et non aux opérations entre sociétés françaises.

1. Cons. const. 3 fév. 2016, n° 2015-5420 QPC Société Metro Holding France SA (application du régime fiscal des sociétés mères aux produits de titres auxquels ne sont pas attachés des droits de vote).

2. Directive 2009/133/CE du Conseil du 19 oct. 2009, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, scissions partielles, apports d’actifs et échanges d’actions intéressant des sociétés d’Etats membres différents, ainsi qu’au transfert du siège statutaire d’une SE ou d’une SCE d’un Etat membre à un autre dite «fusions».

3. On rappelle que le dispositif a ultérieurement évolué avec l’adoption du prélèvement forfaitaire unique.

4. Le dispositif avait effectivement été assoupli à la suite du mouvement dit des «pigeons» mais le législateur avait souhaité limiter la portée de l’assouplissement sous prétexte d’éviter «l’effet d’aubaine». Il acceptait de mettre un terme aux effets de son erreur mais pas de reconnaître que c’en était une.

5. Par ailleurs les plus-values obligatoirement placées en report d’imposition sur le fondement de l’article 150-0 B ter du CGI avant le 1er janvier 2013 étaient imposées au taux applicable au moment du fait générateur de leur imposition, autrement dit lors de l’échange des titres – conformément à la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel imposant que les règles de taux et d’assiette applicables soient celles en vigueur au moment où est intervenu le fait générateur de l’imposition des plus-values (Cons. const., 22 avril 2016, n° 2016-538 QPC, Epoux M. D., considérant 15) – dans le jargon des spécialistes, il s’agit donc d’un sursis et non d’un report d’imposition.

6. CE, 8e et 3e ch., 12 oct. 2018, nos 423044 et 423118.

7. CJUE, 8e ch., 18 sept. 2019, aff. C-662/18, AQ et C-672/18, DN.

8. La CJUE précise que le report du fait générateur d’imposition de la plus-value d’apport «implique nécessairement que l’imposition de cette plus-value suive les règles fiscales et le taux en vigueur à la date où intervient le fait générateur, en l’occurrence à la date de cession ultérieure des titres reçus en échange».

9. CE, 8e et 3e ch., 19 déc. 2019, nos 423118 et 423044.

10. Pour ces opérations, le taux applicable est donc le taux en vigueur à la date de la fin du report, c’est-à-dire lors de la cession ultérieure des titres.

11. Dans ce même champ, les plus-values obligatoirement placées en «report» d’imposition sur le fondement de l’article 150-0 B ter du CGI avant le 1er janvier 2013 demeurent imposées au taux applicable au moment de leur échange.

12. Le principe d’égalité est fondé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoyant que «la loi (…) doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.»

13. Cons. const. 9 mars 2017 n° 2016-615, Epoux V. (rattachement à un autre régime de sécurité sociale et assujettissement du patrimoine à la CSG) ; Cons. const. 13 avril 2018 n° 2018-699 QPC, Société Life Sciences Holdings France (application de la quote-part de frais et charges afférente aux produits de participation perçus d’une société établie en dehors de l’Union européenne) ; Cons. const. 15 nov. 2019 n° 2019-813 QPC, M. Calogero G. (exigence d’agrément pour l’exonération d’impôt sur le revenu des titres représentatifs d’un apport partiel d’actif par une société étrangère).

14. Cons. const. 3 fév. 2016, n° 2015-5420 QPC Société Metro Holding France SA (application du régime fiscal des sociétés mères aux produits de titres auxquels ne sont pas attachés des droits de vote) ; Cons. const. 8 juillet 2016 n° 2016-553 QPC, Société Natixis (application du régime fiscal des sociétés mères aux produits de titres auxquels ne sont pas attachés des droits de vote II) ; Cons. const. 6 oct. 2017 n° 2017-660 QPC, Société de participations financières (contribution de 3 % sur les montants distribués).

15. De même, alors que les premières se voient appliquer le taux en vigueur à la date de la fin du report, les secondes sont imposées au taux en vigueur au moment de l’échange en cas de «report» obligatoire d’imposition antérieur au 1er janvier 2013.

16. Voir en ce sens Cassan C. et Blandino M., Nouvelles opportunités contentieuses fondées sur le droit au respect des biens issu de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans ce même cahier.

17. Voir en ce sens Fouquet O., Le conseil constitutionnel infléchit sa jurisprudence pour préserver la souveraineté fiscale française, 3 avr. 2020, EFI.

18. CE, 9e et 10e ch., 30 janv. 2013, n° 346683, Société Ambulances de France.


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