La lettre gestion des groupes internationaux

Octobre 2014

Substance et sous-traitance : amies ou ennemies ?

Publié le 3 octobre 2014 à 12h13    Mis à jour le 3 octobre 2014 à 17h46

Gilles Vincent du Laurier, avocat

L’OCDE a présenté fin juillet 2013, lors de la réunion des ministres des Finances du G20 à Moscou, son Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Base Erosion and Profit Shifting, ou BEPS) qui a pour objectif d’«apporter des réponses coordonnées et globales».

Par Gilles Vincent du Laurier, avocat, spécialisé en prix de transfert

Cet ambitieux projet vise notamment à déterminer si les règles actuelles permettent un découpage entre le lieu où les bénéfices imposables sont fiscalement déclarés et le lieu où l’activité qui les génère se déroule effectivement et, si oui, comment y remédier.

A cet effet, le projet identifie 15 actions à mener d’ici à la fin 2015, dont notamment l’action n° 5 qui a pour objectif de lutter plus efficacement contre les pratiques fiscales dommageables «en prenant en compte la transparence et la substance».

L’action n° 5 précise ainsi qu’«il est nécessaire de réaligner les règles d’imposition sur la substance économique pour rétablir les effets et avantages escomptés des normes internationales», et «lorsqu’elle [la participation de pays tiers] passe par des sociétés-écrans qui ont peu ou pas de substance en termes de bureaux, d’actifs corporels ou de salariés».

Tout est donc question de substance…

Ainsi, la planification fiscale n’est donc pas impossible, mais tout est question de substance : au sein des entités les mieux rémunérées d’un groupe, on doit retrouver des employés dédiés aux fonctions clés et capables de gérer les risques essentiels auxquels le groupe est exposé, ainsi que des actifs incorporels nécessaires à l’activité.

Pour résumer, on peut dire que la réalité juridique doit correspondre à la réalité économique afin d’aligner plus étroitement la répartition du revenu sur l’activité économique qui génère celui-ci.

Cependant, il arrive fréquemment qu’un groupe soit géré depuis un siège à l’étranger, ou qu’il centralise la gestion de sa propriété intellectuelle, mais avec un nombre limité de personnes, voire un ou deux employés et avec un recours important à la sous-traitance ou à des prestataires de services pour réaliser ses fonctions opérationnelles ou essentielles.

A titre d’exemple, l’OCDE précise ainsi que «dans le cadre d’un modèle opérationnel global, il est possible que chaque site soit spécialisé par type de processus de fabrication ou par zone géographique, plutôt que par brevet. On peut imaginer que, à la suite d’une réorganisation, le groupe multinational transfère tous les brevets détenus et gérés par les entités locales à une entité centrale qui, elle-même, accorde des droits contractuels (licences ou accords de fabrication) à tous les sites de production du groupe pour les autoriser à fabriquer les produits relevant de leur nouvelle sphère de compétence en utilisant les brevets qui, à l’origine, leur appartenaient ou appartenaient à une autre entité du groupe1».

Cela peut également s’expliquer par la difficulté à recruter localement dans certains pays pour des raisons d’expatriation familiale ou de coûts salariaux élevés. Le recours à la sous-traitance permet alors de remédier à ces inconvénients.

L’article 209 B du CGI

La rédaction de l’article 209 B du CGI, qui permet à l’administration fiscale française de rapatrier les bénéfices de filiales de sociétés françaises situées dans des pays à fiscalité privilégiée, a notamment renforcé le besoin pour les sociétés localisées à l’étranger de renforcer la réalité de leur substance économique.

Cet article oblige en effet les sociétés situées hors de l’Union européenne à prouver la réalité de leur activité industrielle et commerciale. Quant aux sociétés membres d’un pays de l’UE, cette condition est présumée remplie, sauf montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française. De fait, concernant les sociétés membres d’un pays de l’UE, l’application ou non de l’article 209 B du CGI à l’issue de contrôles fiscaux se focalise principalement sur la notion de substance.

L’exemple du Luxembourg

De plus en plus d’administrations fiscales des pays destinataires traditionnels des holdings de groupes de sociétés ont également durci leurs positions en matière de substance. C’est le cas notamment de l’administration fiscale luxembourgeoise, qui a publié en 2011 deux circulaires concernant les sociétés de financement intragroupe.

Elle a ainsi précisé que les nouveaux ruling en la matière ne seront dorénavant accordés qu’à la condition :

de la remise d’une étude prix de transfert répondant aux principes de l’OCDE ;

et que la société luxembourgeoise dispose d’une substance suffisante (résidence des administrateurs, décisions clés devant être prises au Luxembourg, etc.) avec des capitaux propres minimums (au moins 1 % du montant prêté ou 2 millions d’euros).

Quelle substance ?

La notion de substance nécessite-t-elle un effectif minimum, voire important au sein de l’entité tête de groupe ou gestionnaire d’incorporels ?

Il est clair que lorsqu’une holding emploie de très nombreux salariés, la question de la substance se pose rarement. Cependant, il existe beaucoup de domaines d’activité dans lesquels un nombre très réduit de personnes peut exercer les fonctions clés (ou «entrepreneuriales»). La gestion d’un incorporel ne nécessite pas nécessairement un grand nombre d’employés. De même, en matière de transactions financières ou de gestion de trésorerie, un ou quelques trésoriers suffisent à exercer les fonctions clés.

La notion de substance ne peut donc se déduire de l’importance ou non du nombre de personnes employées dans une entité juridique. De plus, le recours à la sous-traitance a également permis de limiter le nombre de salariés au sein d’une holding ou d’une entité centralisatrice des incorporels d’un groupe de sociétés. Dès lors, le recours massif à l’externalisation diluerait-il la substance d’une holding chez ses sous-traitants ou ses prestataires de services ? Revenons tout d’abord sur quelques idées reçues.

Qu’est-ce que la sous-traitance ?

«L’externalisation, ou sous-traitance, désigne le transfert de tout ou partie d’une fonction d’une organisation vers un partenaire externe. Elle consiste très souvent en la sous-traitance des activités jugées non essentielles et non stratégiques : pour une entreprise, il s’agit de celles qui sont le moins productrices de revenus. Il s’agit d’un outil de gestion stratégique qui se traduit par la restructuration d’une entreprise au sein de sa sphère d’activités : ses compétences de base et son activité principale (core business)2.»

A l’origine, la sous-traitance concernait principalement des fonctions «non essentielles», mais, avec la mondialisation, nous assistons à une mutation des domaines d’activité sous-traités : outre des fonctions industrielles, la sous-traitance inclut aujourd’hui des fonctions aussi variées que la recherche et le développement, la comptabilité, le développement informatique, etc.

Sous-traitance : fonction basique ou complexe ?

La sous-traitance touche aujourd’hui des activités de plus en plus complexes. Celle-ci englobe ainsi des prestations d’actuariat, du conseil juridique, en management et stratégie, en investissement. Or, la plupart de ces fonctions et services concernent des opérations à forte valeur ajoutée directement en lien avec la direction générale et la stratégie de l’entreprise. On ne peut plus donc limiter aujourd’hui la sous-traitance ou la prestation de services à des fonctions basiques, ce qui ajoute parfois à la confusion sur la notion de substance lorsqu’une entreprise recourt à ce type de sous-traitance de manière soutenue.

Sous-traitance interne vs sous-traitance externe ?

Même s’il paraît antinomique de parler de sous-traitance «interne», il est souvent considéré au cours de contrôles fiscaux qu’il conviendrait de faire la distinction entre sous-traitance «externe» (réalisée par des prestataires tiers) et sous-traitance «interne» (réalisée par des sociétés affiliées d’un groupe de sociétés). Pour certains, seule la sous-traitance externe trouverait grâce. Il convient de s’inscrire en faux sur ce principe qui va à l’encontre des toutes les approches en matière de prix de transfert, dont la pierre angulaire consiste à analyser les entreprises affiliées comme si elles étaient identiques à des entreprises tierces. On peut difficilement concevoir qu’une entreprise affiliée agisse comme un indépendant d’un point de vue fiscal tout en lui refusant cette situation dans le cas d’activité de sous-traitance. Ceci est d’autant plus vrai lorsque les fonctions sous-traitées en interne sont susceptibles d’être effectuées par des tiers.

Concernant la sous-traitance «interne», il convient également de relever que la stipulation d’un prix de vente intragroupe d’un équipement industriel suffit à caractériser cette simple opération, en droit fiscal français, comme une convention de successeur (art. 720 CGI), soumise au droit d’enregistrement3.

Enfin, les derniers développements du projet BEPS ne peuvent qu’être relevés. Même s’il ne s’agit que de propositions, le projet de rapport relatif à l’action n° 5 (substance et transparence)4 précise que, en matière de localisation d’incorporels dans le cadre de pays ayant des régimes fiscaux incitatifs (dits «IP box»), une approche dite «nexus approach» pourrait être utilisée, prenant en compte le pourcentage de dépenses «qualifiées» par rapport au total des dépenses engagées pour le développement d’un incorporel. Au final, les revenus attribuables à l’Etat où l’incorporel serait localisé correspondraient au pourcentage de dépenses «qualifiées». Or, concernant la sous-traitance, l’approche «nexus» ferait la distinction entre la sous-traitance externe qui serait considérée comme une dépense «qualifiée» et la sous-traitance interne considérée comme une dépense «non qualifiée»5. A noter que le Royaume-Uni et l’Espagne ont émis des réserves quant à cette possible distinction.

Sous-traitance et substance : quelle frontière ?

La sous-traitance d’activités ou de fonctions, quand bien même serait-elle à très forte valeur ajoutée, ne semble pas, à la lumière de l’OCDE ou de critères économiques, faire perdre la qualité de substance. Ce qui confère la qualité de substance, c’est le contrôle et le management effectif des opérations (sous-traitées ou non).

Le projet de rapport de l’OCDE révisé sur les aspects prix de transfert des incorporels6 donne un exemple particulièrement éclairant de la relation entre sous-traitant et donneur d’ordre, notamment quant à la possibilité pour ce dernier (propriétaire juridique d’incorporel) de conserver l’ensemble des revenus attribuables générés par cet incorporel. Il convient ainsi, selon l’OCDE, de vérifier «s’il contrôle les fonctions importantes de développement, d’amélioration, de maintenance et de protection des incorporels, s’il apporte les actifs nécessaires à ce développement et s’il supporte et contrôle tous les risques et les coûts relatifs au développement, l’amélioration, la maintenance et la protection des incorporels7».

Ce même rapport précise également qu’«il n’est pas nécessaire que le propriétaire juridique de l’incorporel réalise les fonctions relatives au développement, à l’amélioration, à la maintenance et à la protection des incorporels qui peuvent être externalisées à des sous-traitants, à partir du moment où ces derniers agissent sous le contrôle du propriétaire juridique des incorporels8».

Il est évident que la notion de sous-traitance a pu parasiter la notion de substance, notamment dans le cas de fonctions complexes. Cependant, les travaux de l’OCDE ainsi que la jurisprudence devraient fournir les principes directeurs en la matière au fur et à mesure des avancées technologiques et des nouvelles formes de sous-traitance qui ne manqueront pas de se développer.

1. § 9.83 Rapport sur les aspects prix de transfert des réorganisations d’entreprises, chap. IX, «Principes applicables en matière de prix de transfert», OCDE, 22 juillet 2010.

2. Wikipédia.

3. C Cass Ch Commerciale, 3 avril 2013 Société Valeo Sécurité Habitacle.

4. Projet de rapport OCDE/ G20 sur le BEPS septembre 2014, action 5, section 2, pp. 28, 29 et 30 (traduction libre).

5. Projet de rapport OCDE/ G20 sur le BEPS septembre 2014, action 5, section 2.F, «Outsourcing», p. 32 (traduction libre).

6. Projet de rapport de l’OCDE révisé sur les aspects prix de transfert des incorporels, 30 juillet 2013.

7. §89 rapport OCDE révisé du 22 juillet 2013 sur les aspects prix de transfert des incorporels (traduction libre).

8. §76 rapport OCDE révisé du 22 juillet 2013 sur les aspects prix de transfert des incorporels (traduction libre).


La lettre gestion des groupes internationaux

Les aspects TVA des relations siège-succursales

Stephen Dale, associé et Ludivine Coupé, avocat

Dans le cadre de leur politique de développement économique en Europe, force est de constater que les groupes privilégient de plus en plus le recours à la «succursalisation» au détriment de la filialisation ; ce phénomène étant dû notamment à une volonté de réduction de coûts et à la centralisation de la gestion. Cet attrait pour la succursale soulève naturellement des interrogations sur le régime fiscal qui lui est applicable.

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