Avant de taxer les rentes, encore faut-il les définir

Publié le 12 avril 2024 à 10h56

François Meunier    Temps de lecture 5 minutes

Pour une fois, l’aggravation en 2023 du déficit public de la France ne passe pas inaperçu. Face aux étonnements et inquiétudes, le Premier ministre a déclaré début avril devant les parlementaires qu’il envisageait des mesures de « taxation des rentes » et qu’il attendait d’ici juin toutes leurs propositions. On se doute de l’afflux bariolé que cet appel va provoquer. D’où l’utilité de se demander ce qu’est exactement une « rente », la légitimité à la taxer et la façon de la taxer.

Une considération auparavant. Avant de penser à taxer les rentes, mieux vaut pour le gouvernement ne pas aider à les créer. La Cour des comptes épingle dans un récent rapport la façon dont ont été conçues les mesures exceptionnelles prises entre 2021 et 2023 pour protéger les ménages et les entreprises du prix trop élevé de l’électricité. Le bouclier tarifaire a joué son rôle, certes, c’était le plus protecteur d’Europe. Mais, dit la Cour, il y eu « des mesures foisonnantes [au nombre de 25 !], une mise en œuvre complexe et des risques d’effets d’aubaine ». Aubaine en effet, puisque les distributeurs électriques, à l’exception d’EDF, ont pu encaisser des profits d’un montant avant impôt de 30 milliards d’euros. La somme est énorme. Elle atteint les trois quarts du plan de 2016 d’aide aux entreprises, qui a coûté à François Hollande le soutien d’une bonne partie de son électorat de gauche alors que les mesures du plan allaient à toutes les entreprises et non à une poignée d’entre elles. Qui à Bercy a pu concevoir une ingénierie si mal fagotée ?

L’économiste parle de « rente pure » lorsqu’un facteur de production dégage une rémunération au-delà du coût « normal » de son usage, celui-ci étant défini sur un marché concurrentiel prenant en compte le risque encouru. Une entreprise sera dans cette situation si le rendement du capital qu’elle met en œuvre (mis à son prix de marché) est supérieur au « coût du capital » que révèle le marché financier, qui est très concurrentiel. Cela vient en général de droits de propriété ou de l’usage exclusif d’un facteur rare. La notion remonte au moins à l’économiste David Ricardo. Il expliquait que la croissance démographique obligeait à mettre en culture toujours plus de terres. Le prix du blé sera d’autant plus élevé que la dernière terre mise en culture est moins fertile, car c’est elle qui va fixer le prix. De la sorte, les propriétaires des terres les plus fertiles – les plus rares – bénéficient sans risque ni effort d’une rente qu’ils n’ont pas contribué à créer.

Qui paie une telle rente ? Selon les relations de marché qui s’établissent, ce sera le client, le salarié, le fournisseur, les concurrents qui ne disposent pas de l’avantage initial. En tout cas, la répartition des ressources productives de l’économie est faussée, au détriment de la collectivité. Ricardo se servait de cet exemple pour pousser la Grande-Bretagne de l’époque à ouvrir ses frontières au blé beaucoup moins cher venu de l’étranger. Cela permettait de baisser les prix alimentaires et donc les salaires, ce qui redistribuait la rente vers le secteur manufacturier. On comprend que cela plaisait aux uns mais pas aux autres.

Voici un type de rente qu’on rencontre dans d’autres secteurs d’activité. C’est le cas de l’industrie minière (disposer du bon gisement) ou, plus actuel, du secteur électrique (détenir l’usage des barrages du Rhône ou des centrales nucléaires). Et il est difficile de compter sur la seule concurrence pour effacer la rente : la mine de cuivre ou le lopin fertile ne peuvent être partagés entre mille opérateurs. Pour autant, le surprofit dégagé n’est pas illégitime s’il résulte de droits de propriété légitimes.

«Le poids de la déclaration du Premier ministre devrait reposer plutôt sur les autorités de la concurrence qui ont le difficile rôle de débusquer ces situations de rente illégitime.»

C’est souvent là que l’Etat intervient, arguant de la nature de bien commun qu’a la ressource naturelle : royalty, taxes à l’exportation ou prélèvement forfaitaire (comme celui récemment décidé par accord entre l’Etat et EDF si le prix de l’électricité dépasse 78 €/Mwh). Et cela en se reposant sur un enseignement important en fiscalité : taxer la rente pure, y compris à 100 %, n’a aucun effet économique négatif au premier ordre. En effet, rien ne change dans l’offre ou dans la demande de blé ou de cuivre ou d’électricité, rien ne change dans les investissements, dans les emplois, etc. C’est le cas idéal d’un impôt parfaitement neutre, sans effet collatéral adverse, ce qui est une exception en matière fiscale.

Le « facteur rare » ne tient pas toujours à une ressource naturelle. Il peut venir d’une réglementation : limiter les droits à construction dans une zone y accroît le rendement immobilier, d’où la nécessité d’une bonne fiscalité foncière. Si on met la barre très haut en matière de régulation bancaire, on limite l’arrivée de nouveaux concurrents et on dope le profit des banques en place. Il y a donc un arbitrage à faire entre sécurité financière et concurrence. Parfois, le facteur rare est organisé par l’entreprise elle-même : par une innovation (protégée souvent par un brevet), par une organisation productive supérieure, par la fidélisation d’un personnel compétent… C’est d’ailleurs la mission de tout dirigeant d’entreprise de chercher à « créer de la valeur », c’est-à-dire à obtenir un sur-rendement par rapport à ses concurrents. C’est là que se pose la question de la légitimité de ce surprofit, mais la réponse ici n’est pas fiscale : s’il tient à des pratiques anticoncurrentielles (collusion, frein à l’entrée de concurrents, profiter d’une situation de faiblesse d’un fournisseur ou de ses salariés…), ce n’est pas toujours la fiscalité qui doit jouer, mais l’application du droit… ou de la morale pour les angles morts du droit.

Le poids de la déclaration du Premier ministre devrait reposer plutôt sur les autorités de la concurrence qui ont le difficile rôle de débusquer ces situations de rente illégitime. La bonne réponse des parlementaires devrait être le renfort de la législation pro-concurrentielle et la remise en cause des réglementations qui permettent trop aisément de construire ses profits.

François Meunier Co-président du comité éditorial ,  Vox-Fi (DFCG)

François Meunier est co-président du comité éditorial de Vox-Fi (DFCG)

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