Zone euro : le recul de la productivité va faire remonter l’inflation

Publié le 13 mars 2024 à 8h30

Patrick Artus    Temps de lecture 6 minutes

La croissance de la zone euro a été très faible en 2023 : 0,5 % en moyenne annuelle. Or, contre toute attente,  l'emploi a tout de même progressé, alimentant la demande. Cela s'explique par une baisse de la productivité, qui freine la croissance potentielle et fait croître rapidement l'emploi. Mais ce phénomène, qui entraîne la hausse des salaires, va empêcher tout vrai recul de l'inflation, une fois les effets de base dissipés.

La croissance de la zone euro a été très faible en 2023 : 0,5% en moyenne annuelle, 0,1% si on cumule les quatre trimestres de 2023. Cette faible croissance résulte de la faiblesse de la consommation des ménages, affaiblie par la hausse du taux d’épargne, du recul de l’investissement en logements, de la chute de 7% de la production manufacturière pendant l’année.  On n’attend pas une croissance de la zone euro beaucoup plus forte en 2024, les prévisions disponibles allant de 0,5 % à 0,8 %. Pourtant, malgré cette croissance observée et anticipée très faible, la zone euro reste dans un régime d’excès de demande de biens et services et est toujours caractérisée par un taux de chômage très bas. Le régime dans lequel se trouve l’économie de la zone euro peut être révélé par l’enquête qui porte sur les « facteurs qui limitent la production ». Cette enquête montre que, jusqu’à la fin de 2023, les deux facteurs qui limitent la production (dans l’ensemble des secteurs de l’économie) sont d’une part l’insuffisance des équipements, d’autre part les difficultés de recrutement. L’insuffisance de la demande joue un rôle mineur pour expliquer la faiblesse de la production, même si ce rôle est un peu plus important à la fin de l’année 2023.

Un excès de demande

Cela veut dire que la zone euro se trouve toujours dans un régime d’excès de demande de biens et services et d’excès de demande de travail, donc d’excès de demande généralisée. Il faudra donc expliquer comment le maintien dans un régime d’excès de demande est compatible avec la quasi-absence de croissance pendant l’année 2023. La deuxième caractéristique de la zone euro en 2023 est le maintien d’un taux de chômage très bas, de 6,4 % en décembre 2023, plus bas que celui enregistré en décembre 2022 (6,7 %). A nouveau, il faut expliquer comment le taux de chômage a pu baisser de 0,3 point pendant l’année 2023 alors que la croissance cumulée sur les quatre trimestres de l’année a été de 0,1 %. La réponse à ces deux questions (pourquoi y a-t-il encore excès de demande et pourquoi le taux de chômage ne remonte-t-il pas) est la même dans les deux cas : c’est en raison du recul de la productivité du travail. La productivité du travail a baissé de 1,2 % en un an au troisième trimestre 2023, c’est-à-dire qu’elle a violemment reculé, après avoir stagné de la mi-2017 à la mi-2022. Si la productivité recule, d’abord la croissance potentielle est très faible ; la croissance potentielle est la somme de la croissance de la population en âge de travailler et des tendances de croissance de la productivité et du taux d’emploi. En 2023, on peut estimer qu’elle n’atteint que 0,3 % dans la zone euro, c’est-à-dire un peu plus que la croissance du PIB (0,1 % sur les quatre trimestres de 2023).

Mais la croissance potentielle est suffisamment proche de celle du PIB pour que le régime économique d’excès de demande de biens et services ne change pas ; pour que la zone euro passe à un régime d’insuffisance de demande de biens et services, il faudrait que la croissance effective soit beaucoup plus faible que la croissance potentielle.

La faiblesse des gains de productivité explique aussi le maintien d’un taux de chômage très bas : avec 1,2 point de recul de la productivité et une croissance de 0,1 point sur l’année, l’emploi augmente de 1,3 % pendant l’année 2023, ce qui est nettement plus que la croissance de la population en âge de travailler (qui recule de 0,2 point sur l’année) et ce qui explique le recul du taux de chômage (il était de 6,4 % en décembre 2023 contre 6,7 % en décembre 2022).

Un recul important de la productivité

Comment peut-on expliquer la stagnation (de la mi-2017 à la mi-2022), puis le recul important du niveau de la productivité du travail en Europe ? On peut avancer plusieurs explications. D’abord, l’insuffisance de l’investissement en nouvelles technologies dans la zone euro (le taux d’investissement en nouvelles technologies y compris les logiciels était de 2,8 % du PIB en 2022 dans la zone euro contre 5,8 % du PIB aux Etats-Unis) ; ensuite l’insuffisance de l’effort de recherche-développement : 2,3 % du PIB en 2022 dans la zone euro contre 3,5 % du PIB aux Etats-Unis. Il y a une corrélation très forte, si on compare les pays de l’OCDE, entre d’une part les gains de productivité, et d’autre part le taux d’investissement en nouvelles technologies et les dépenses de recherche-développement en pourcentage du PIB.

Ensuite, les difficultés de recrutement, qui génèrent un cercle vicieux du recul de la productivité. Si les entreprises sont confrontées à des difficultés de recrutement fortes, elles vont hésiter à licencier, même si elles sont en sureffectif, en raison du risque de ne pas pouvoir recruter ultérieurement, en raison des difficultés d’embauche. La productivité va donc reculer, l’emploi va rester élevé, ce qui augmentera encore les difficultés d’embauche. Enfin, dernière explication du recul de la productivité, lorsque le taux d’emploi augmente et que le taux de chômage devient bas, ce sont surtout des salariés non qualifiés qui rejoignent le marché du travail, ce qui réduit le niveau moyen de qualification de l’ensemble des salariés et fait baisser la productivité du travail.

On comprend donc pourquoi la zone euro reste dans un régime d’excès de demande de biens et services et dans une situation de chômage faible : ce sont les effets du recul de la productivité, qui freine la croissance potentielle et fait croître rapidement l’emploi.

Une inflation proche de 4 %

Une conséquence importante de cette configuration est qu’il ne faut pas attendre dans la zone euro un recul rapide de l’inflation. Si le marché du travail de la zone euro reste tendu et si le marché des biens reste caractérisé par l’excès de demande de biens et services dans la zone euro, les salaires vont continuer à augmenter rapidement (les enquêtes disponibles fournissent une prévision de hausse des salaires nominaux de 4 à 4,5 % en 2024 contre 5,2 % en 2023) ainsi que les coûts salariaux unitaires (les salaires corrigés de la productivité, 6,4 %, 4 à 4,5 % en 2024 sous l’hypothèse optimiste d’une stabilisation de la productivité en 2024 après son fort recul en 2023).

Une fois disparus les effets de base qui font reculer l’inflation totale à la fin de 2023 et au début de 2024 (baisse des prix de l’énergie et des prix des métaux industriels, ralentissement des prix des produits agricoles), l’inflation de la zone euro remontera à peu près au niveau de la hausse du coût salarial unitaire ou de la hausse du prix des services, c’est-à-dire environ 4 %.

Pour qu’il y ait une véritable désinflation dans la zone euro, pas seulement une baisse de l’inflation totale due à celle des prix des matières premières et de l’énergie, il faudrait, comme aux Etats-Unis, que la productivité du travail augmente nettement (aux Etats-Unis de 2,4 % par an en 2023) pour que l’économie puisse revenir vers un régime d’insuffisance de la demande et que le marché du travail se détende.

Patrick Artus conseiller économique ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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