La BCE peut-elle continuer à favoriser autant les emprunteurs ?

Publié le 12 mai 2017 à 11h20    Mis à jour le 12 mai 2017 à 17h35

Patrick Artus

Le principe de base d’une politique monétaire expansionniste est qu’elle organise un transfert au détriment des prêteurs et en faveur des emprunteurs. C’est exactement ce qu’on observe aujourd’hui dans la zone euro, en ce qui concerne aussi bien les emprunteurs publics que privés. Mais la question que doit alors se poser la Banque centrale est la suivante : à quel moment l’avantage pour les emprunteurs devient-il inférieur au coût pour les prêteurs ? Probablement, ce moment est en train d’approcher dans la zone euro.

De manière traditionnelle, la politique monétaire expansionniste de la BCE a organisé, depuis 2014, un transfert important de revenu en faveur des emprunteurs (les Etats, les ménages emprunteurs, les entreprises) et au détriment des prêteurs (les ménages prêteurs, les banques, les non-résidents). Cela est la norme lorsqu’il y a politique monétaire expansionniste. Quels effets favorables de ce transfert de revenus a-t-on observés dans la zone euro ?

Les effets les plus favorables sont défensifs : le retour à la solvabilité budgétaire même en dehors d’Allemagne ; le recul très important des taux de défaut des ménages et des entreprises, avec la baisse du coût de la dette. Les effets «offensifs» sont nettement plus faibles ; les crédits aux ménages et aux entreprises ont repris, mais restent faibles ; l’investissement en logements des ménages se redresse, mais très modestement ; l’investissement des entreprises semble avoir très peu réagi à la baisse des taux d’intérêt.

Si on regarde les problèmes structurels majeurs de la zone euro, on ne voit pas d’amélioration substantielle ; l’excédent d’épargne de la zone euro, qui explique son excédent extérieur (plus de 4 % du PIB de la zone euro à la fin de 2016) continue à augmenter malgré les taux d’intérêt très bas ; la faiblesse des gains de productivité, donc celle de la croissance potentielle de la zone euro persiste. Par ailleurs, l’inflation sous-jacente de la zone euro ne se redresse pas, alors que ce redressement est l’objectif officiel de la BCE.

On peut donc dire au total que la politique monétaire expansionniste de la BCE, et les transferts induits des prêteurs vers les emprunteurs, a surtout eu comme effet d’éviter le pire : la poursuite de la crise des dettes publiques de la période 2011-2013, la poursuite des défaillances d’emprunteurs de la période 2008-2013.

Regardons maintenant ce qui se passe du côté des prêteurs. Leur situation devient de plus en plus difficile. En effet, au début de 2017, l’inflation de la zone euro a nettement augmenté avec la hausse du prix du pétrole, et les taux d’intérêt réels à long terme sont devenus négatifs. La politique monétaire expansionniste lève ainsi une taxe sur les prêteurs, ce qu’il faut accepter.

Mais il ne faut pas qu’elle conduise à une crise des prêteurs. On sait que le problème essentiel concerne les investisseurs institutionnels en obligations. Leur situation devient très difficile si, lorsque les taux d’intérêt à long terme remontent, ils passent au-dessus du taux d’intérêt moyen des portefeuilles d’obligations. Si c’est le cas, d’une part tous les portefeuilles d’obligations passent alors en moins-value en capital ; d’autre part, les épargnants de base ont intérêt à sortir de leurs vieux investissements obligataires (par exemple des contrats d’assurance-vie) pour rentrer dans de nouveaux investissements en obligations, ce qui peut générer de fortes difficultés pour les investisseurs institutionnels (sociétés d’assurance-vie).

Plus les taux d’intérêt à long terme sont maintenus longtemps à un niveau d’intérêt très bas, plus le taux d’intérêt moyen du portefeuille obligataire diminue, et plus il devient probable que la normalisation de la politique monétaire dans le futur conduise à cette situation dangereuse pour les investisseurs obligataires où le taux d’intérêt à long terme passe au-dessus du taux d’intérêt moyen des portefeuilles.

Quelle est alors la problématique aujourd’hui pour la BCE ?

Les taux d’intérêt très bas à long terme conservent leur vertu défensive ; on a vu que leur vertu offensive (soutien de l’investissement, correction des problèmes structurels de la zone euro) est faible. On observe par exemple que dès aujourd’hui des taux d’intérêt à long terme supérieurs à la croissance apparaissent en Italie et au Portugal. Une hausse des taux d’intérêt à un niveau plus élevé pourrait donc peut-être redéclencher une crise de la dette dans ces pays.

Mais, à l’inverse, on l’a vu, prolonger les taux d’intérêt à long terme très bas aurait comme effet de prendre le risque d’une dégradation importante de la situation des investisseurs institutionnels en obligations avec la baisse du rendement moyen des portefeuilles obligataires.

Que peut finalement faire la BCE ? Attendre trop pour commencer à normaliser les politiques monétaires génère un risque pour les investisseurs institutionnels ; agir trop vite génère un risque pour certains emprunteurs. Probablement, il y aura une forme de compromis entre les deux risques, avec une sortie progressive mais prudente du Quantitative Easing.

Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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