Les transactions croisées : quel enjeu pour les investisseurs ?

Publié le 16 février 2018 à 10h22    Mis à jour le 16 février 2018 à 18h40

Tamara Nefedova

Selon l’agence Reuters, autour de 40 % des transactions d’achat-vente d’actions sont effectuées hors marché réglementé, c’est-à-dire sur les dark pools et crossing networks. Une partie de ces transactions se fait au sein de familles de fonds d’investissement, par des pratiques de transactions croisées ou «cross-trades», qui consistent à effectuer des transactions entre deux fonds de la même famille sans passer par le marché. Prenons l’exemple de la compagnie de gestion d’actifs BlackRock, qui regroupe plusieurs fonds d’investissement.

Le fonds A de la famille BlackRock veut acheter 100 actions de la compagnie «Apple» et le fonds B veut en vendre autant. Puisque les deux fonds sont gérés par la même compagnie de gestion, ils ont le choix d’exécuter leurs achat/vente en interne, sans envoyer leurs ordres respectifs sur le marché.

Ce type de transaction n’est pas illégal, mais il est bien réglementé. Le régulateur exige qu’au cours de cette transaction aucune des parties ne soit avantagée au détriment de l’autre. En effet, si l’achat/vente croisé se passe au prix pratiqué sur le marché au moment de la transaction, les deux parties auront économisé les commissions qu’ils auraient autrement versées à leur courtier pour l’exécution de leurs transactions respectives sur le marché.

Dans notre étude[1], nous montrons qu’en pratique, contrairement à l’exigence réglementaire, les prix de ces transactions sont fréquemment fixés de manière opportuniste et qu’en moyenne leurs coûts sont supérieurs au même type de transactions effectuées sur le marché réglementé. L’écart moyen des prix des «cross-trades» par rapport au prix actuel de référence est 0,31 % plus élevé que pour les transactions sur le marché. Le prix «juste» tel qu’aucune des parties ne soit favorisée, serait la moyenne de l’écart bid-ask du moment («mid-point»). Pour favoriser une des parties il suffit de dévier de ce prix moyen. Nous trouvons également que les transactions croisées sont trop souvent (plus souvent que les transactions du marché) exécutées soit au prix le plus élevé ou bien au prix le plus bas du marché, en favorisant par défaut le vendeur ou l’acheteur. Les investisseurs des fonds défavorisés, par conséquent, voient les performances de leurs fonds dégradées par ces pratiques.

En utilisant plus de dix ans d’historique détaillé des transactions des fonds d’investissement américains entre 1999 et 2010, nous montrons que les transactions croisées peuvent être utilisées comme un outil de transfert de la performance vers les fonds les plus valorisés au sein de la famille. Nous trouvons en effet que les fonds à commissions les plus élevées, les fonds jeunes et les plus performants sont souvent bénéficiaires de ce transfert orchestré par les gestionnaires d’actifs. En revanche, les fonds en situation difficile – et donc leurs investisseurs – sont souvent désavantagés.

Pourquoi les familles de fonds s’engagent-elles dans de telles pratiques ? Au premier regard, le gain d’un fonds devient la perte de l’autre, de sorte que le gain total pour la famille est nul. Ce n’est cependant pas le cas si nous prenons en compte le fait que la relation entre les flux d’investissements vers le fonds et la performance d’un fonds est une fonction convexe. Il en résulte qu’avec une performance accrue, un fonds attirera plus d’argent des investisseurs que le fonds en diminution de la performance n’en perdra. Le gain du gestionnaire d’actifs serait donc l’augmentation nette d’investissements. Il faut également rappeler que la plupart des fonds facturent leurs commissions en se basant sur la totalité des actifs en gestion, et non sur la performance. Les incitations aux stratagèmes afin d’augmenter la performance de certains fonds et par conséquent, leur capacité à attirer les flux d’investissements sont ainsi probables.

En 2004, suite au fameux scandale de 2003, qui a secoué l’industrie des fonds d’investissement (connu comme «late-trading scandal»), le régulateur américain (SEC) a mis en place des mesures d’incitation à la transparence de l’exécution des transactions. Une des mesures qui concerne directement les transactions croisées est l’augmentation du pouvoir des responsables de conformité appelés à surveiller la qualité d’exécution des transactions. Nous montrons que la régulation a été efficace et a fortement diminué les coûts des transactions croisées : après 2004 elles sont devenues moins coûteuses que celles exécutées sur le marché réglementé.

[1]. A. Eisele, T. Nefedova, G. Parise et K. Peijnenburg, 2017, Trading Out of Sight: An Analysis of Cross-Trading in Mutual Fund Families.

Tamara Nefedova

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