Les classes d’actions multiples : les raisons d’un succès

Publié le 27 mai 2022 à 17h33

Hubert de La Bruslerie

Les classes d’actions multiples sont des mécanismes d’organisation de la gouvernance fréquemment utilisés. L’essence de la structuration du pouvoir qu’elles mettent en place est profondément inégalitaire. La « corporate governance » se présente depuis les travaux de Berle et Means (1932) comme un outil au service de la régulation exercée par un marché financier unifié. Son dogme est simple, c’est celui du « one share-one vote ». Cette bien-pensance est de plus en plus un vain mot. On assiste, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, au développement de structures actionnariales inégalitaires qui se manifestent par des classes d’actions multiples. Cette réalité rattrape les grands principes puisqu’en 2021 aux Etats-Unis, plus de 30 % des entreprises introduites en Bourse avaient des classes d’actions multiples. Sur les cinq dernières années (2017-2021), les IPO avec classes d’actions doubles y représentaient environ un quart des introductions. Et les IPO de ces entreprises s’accélèrent, notamment dans le secteur des nouvelles technologies où elles représentent maintenant la moitié des introductions nouvelles.

Les raisons d’une segmentation de l’actionnariat avec des droits au pouvoir différenciés sont multiples. Il s’agit tout d’abord de développer l’offre de titres en permettant la cotation tout en laissant les dirigeants initiaux exercer un pouvoir de gestion. Les classes d’actions n’interrompent pas, voire facilitent, le cycle de développement économique de l’entreprise. Elles brisent les réticences des fondateurs et des dirigeants face à l’ouverture du capital et à la cotation sur un marché.

La seconde raison est l’existence d’actifs spécifiques à préserver. Dans les entreprises de nouvelles technologies et les start-up, il est très difficile de dissocier l’entreprise et ses propriétaires dirigeants dans la mesure où le capital humain spécifique du fondateur et des actionnaires historiques est un actif non divisible et non reproductible, qui est au cœur de la valeur économique. Cela favorise les classes d’actions duales au profit des propriétaires dirigeants.

Le troisième argument est de favoriser une vision stratégique de long terme grâce à la construction d’une structure actionnariale adaptée. L’argument de la concentration du pouvoir sur un sous-groupe d’actionnaires protégés se justifierait par une vision à long terme opposée à la vision systématiquement à court terme des marchés financiers. Les contrôlants auraient une « meilleure » vision stratégique que les actionnaires standards, ce qui reste une hypothèse.

Une quatrième raison tient à la volonté de se protéger du risque que représente l’activisme actionnarial. Il faut protéger les dirigeants et les aider à maintenir des stratégies supposées créatrices de valeur. Ce peut être un argument d’opportunité car l’activisme actionnarial est ici supposé a priori destructeur de valeur économique en privilégiant une valorisation financière.

Il est paradoxal de constater aux Etats-Unis que le nombre de titres cotés diminue malgré la meilleure protection des investisseurs, les mesures de meilleure gouvernance, l’information financière, l’activisme actionnarial… Est-ce malgré ou à cause de cela ? La promotion lourde du principe « one share-one vote » comme dispositif au cœur de la bonne gouvernance financière n’a pas empêché sur le long terme la diminution de moitié du nombre de titres offerts sur les marchés boursiers américains.

Dès lors, on est conduit à s’interroger sur la possibilité d’une substitution. Plus la pression systémique en faveur d’une gouvernance financière standardisée est forte, plus se développent, en réaction, des comportements d’évitement de la part des entreprises et des offreurs de titres. Les sorties des marchés et le développement des classes d’actions multiples ne sont-ils pas les conséquences jointes, non d’une insuffisance, mais d’un trop-plein de réglementation des marchés financiers organisés ? Les coûts élevés de la transparence financière et de la compliance ne deviennent-ils pas dissuasifs par rapport aux coûts d’agence entre classes d’actionnaires au sein des entreprises ? La logique idéologique du « one share-one vote » n’induit-elle pas des coûts en termes de flexibilité et de nécessaire respiration d’un levier puissant de la vie des entreprises qui s’appelle le pouvoir économique ?

Si ce dernier est une source d’optimalité et d’efficacité, plus il est nié, plus il a tendance à revenir sous une forme juridico-légale qui structure les comportements des acteurs. D’où l’extraordinaire résilience des classes d’actions multiples. 

Hubert de La Bruslerie

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