Représentation des salariés au conseil : quel impact pour les entreprises familiales ?
En imposant aux entreprises dont l’effectif dépasse 1 000 salariés en France (ou 5 000 en France et à l’international) de désigner deux administrateurs les représentant (un seul si le conseil comprend moins de huit membres), les lois LSE (2013), Rebsamen (2015) puis Pacte (2019) ont profondément modifié la composition des conseils d’administration/de surveillance français et instauré un modèle se situant à mi-chemin entre une gouvernance purement actionnariale et la codétermination allemande, qui prévoit une représentation paritaire des travailleurs et des actionnaires.
Appelée de leurs vœux par des économistes influents (voir l’essai Capital et idéologie de Thomas Piketty), fortement critiquée par d’autres (à l’instar de Jensen et Meckling, dans leur article « Rights and production functions : An application to labor-managed firms and codetermination »), la représentation obligatoire des salariés au conseil demeure intensément débattue. L’analyse empirique de son impact sur les performances de l’entreprise aboutit à des conclusions souvent contradictoires… L’expérience française offre l’occasion d’une nouvelle évaluation puisque le changement réglementaire crée un « choc exogène » qui permet une meilleure identification d’une éventuelle relation de causalité. Notons également que le législateur français a retenu une approche « one size fits all » en imposant la représentation des salariés à toutes les grandes entreprises (quelles que soient leurs caractéristiques, en particulier leur structure d’actionnariat). Dans une étude récemment publiée ("Mandatory employee board representation: Good news for family firms?"- International Review of Law and Economics ), nous questionnons la pertinence de cette approche et montrons que l’impact de la nouvelle réglementation est différent pour les firmes sous contrôle familial.
Parmi les arguments en faveur de l’octroi aux salariés d’un plus grand pouvoir dans la gouvernance, on peut citer la sécurisation des investissements en capital humain (non transférables à d’autres entreprises), la réduction de l’asymétrie d’information entre travailleurs et dirigeants ou encore un partage de connaissances des administrateurs salariés avec les administrateurs externes, par définition moins au fait des réalités de la firme. Les détracteurs de la représentation obligatoire des travailleurs soulignent quant à eux l’émergence de problèmes d’action collective (la prise de décision se complexifiant du fait d’objectifs divergents au sein du conseil) et le risque d’une collusion entre travailleurs et dirigeants. Dans une telle situation, les administrateurs salariés n’exercent plus leur fonction de contrôle, ce qui affaiblit la gouvernance de l’entreprise et réduit son attractivité vis-à-vis des investisseurs.
«Les résultats de notre étude suggèrent que l’évolution du cadre réglementaire français a pu éloigner les entreprises familiales de leur structure de gouvernance optimale.»
Ces arguments peuvent être réexaminés dans le contexte spécifique de l’entreprise familiale. Puisqu’il se caractérise par une implication de long terme (induite en particulier par la volonté de transmission aux descendants), l’actionnaire familial peut de façon crédible offrir aux travailleurs un contrat dit « implicite » de protection de leur emploi et de leur investissement en capital humain. L’attribution aux salariés d’un pouvoir « explicite » à travers une plus grande représentation dans la gouvernance pourrait alors s’avérer redondante et contre-productive.
Nous testons donc l’hypothèse d’un impact moins favorable, voire négatif, du changement réglementaire pour la sous-population des entreprises familiales. L’analyse empirique est réalisée autour de la promulgation de la loi Rebsamen et repose sur un échantillon d’entreprises de l’indice CAC All-Tradable sur la période 2013-2019. Nous étudions tout d’abord la réaction boursière de court terme autour de la promulgation de la loi et observons une diminution significative des cours des seules entreprises familiales, traduisant la méfiance des investisseurs vis-à-vis de l’arrivée des salariés dans leurs conseils. Nous évaluons ensuite l’impact de la représentation des salariés sur la rentabilité de l’entreprise mesurée par le « return on assets ». S’il apparaît en moyenne un effet positif et significatif (ce qui corrobore les arguments favorables discutés plus haut), celui-ci tend à disparaître pour les entreprises familiales. Notre étude montre également que ces dernières semblent avoir anticipé ces difficultés et essayé de mettre en œuvre des stratégies d’évitement. Ainsi, le délai qui sépare l’adoption de la loi et la nomination effective d’un salarié au conseil a été plus long pour les entreprises familiales. Signe d’une éventuelle volonté de limiter l’influence des salariés, nous observons que les firmes familiales ont eu moins tendance à les nommer dans les comités spécialisés de leurs conseils (notamment celui des nominations et rémunérations).
Dans l’ensemble, nos résultats suggèrent que l’évolution du cadre réglementaire français a pu éloigner les entreprises familiales de leur structure de gouvernance optimale. Les prochaines réglementations en matière d’extension de la représentation des salariés au conseil devront ainsi mieux prendre en compte les spécificités des entreprises.
François Belot est professeur des universités à l'Université Paris-Dauphine, et Timothée Waxin est associate professor chez EMLV Business School
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