Les marchés financiers menacés de disparition ?

Publié le 26 mars 2021 à 15h51

Hubert de La Bruslerie

L’étude des premières capitalisations boursières mondiales par la taille est instructive. Elle fait immédiatement ressortir les très célèbres GAFAM. Ces cinq entreprises du secteur des technologies représentent une capitalisation totale de l’ordre de 8 billions de dollars (8 000 milliards) avec pour Apple 2,3 billions de dollars, pour Microsoft 1,7 billion de dollars, pour Amazon 1,7 billion de dollars, pour Alphabet (Google) 1,3 billion de dollars et pour FaceBook 0,8 billion de dollars. S’y ajoute un petit dernier qui « monte », AliBaba, entreprise chinoise cotée à New York pour 0,7 billion de dollars. La seule entreprise industrielle qui s’intercale dans ce groupe est le fabricant automobile Tesla avec 0,8 billion de dollars.

En mettant ces entreprises en rapport avec la capitalisation totale des marchés boursiers américains, on est étonné de l’importance prise par cette demi-douzaine de titres si on considère que la capitalisation boursière totale est de l’ordre de 50 billions de dollars aux Etats-Unis (marchés NYSE et Nasdaq). Par ailleurs, le nombre de titres cotés reste relativement faible et est d’ailleurs en diminution : 2 400 titres cotés au NYSE, 8 100 titres cotés au Nasdaq. Derrière quelques mastodontes, l’offre de titres boursiers est relativement pauvre. Ce paradoxe est encore plus marqué en Europe où les Bourses du groupe EuroNext (Paris, Amsterdam, etc.) représentent une capitalisation de 4,4 billions d’euros et ne proposent que 1 500 titres.

La concentration de l’offre et la raréfaction des actifs rejoint une hyperconcentration des gestions d’actifs entre quelques grands investisseurs institutionnels. Le phénomène est particulièrement marqué aux Etats-Unis où une étude de Bebchuk et Hirst (2019) évoque les « trois géants », à savoir les fonds gérés par Vanguard, State Street et BlackRock[1]. Ces trois énormes sociétés de gestion ont développé une expertise de gestion pour compte de tiers et une gamme de fonds d’investissement impressionnante. Ces fonds sont ouverts à tous les investisseurs particuliers et institutionnels. Or ces fonds mutuels (mutual funds) sont de plus en plus souvent des fonds indiciels qui visent à répliquer des indices boursiers connus de tous. Les ETF (exchange traded funds) offrent clarté, apparence de liquidité, transparence et faibles coûts de gestion. Ils collectent des sommes considérables puisque les 50 premiers fonds indiciels représentent 1,8 billion de dollars gérés. On retrouve parmi eux la même concentration : sur les 50 premiers fonds indiciels américains, 45 sont gérés par les « trois géants ». La dynamique va dans leur sens : Vanguard, State Street et BlackRock représentaient 82 % des souscriptions brutes des investisseurs en parts de fonds mutuels américains au cours de la période 2009-2018.

La concentration des gestions entre les mains de trois acteurs conduit à une concentration des pouvoirs. En prenant l’indice Russell de 3 000 entreprises cotées américaines, les fonds détenus/gérés par Vanguard, State Street et BlackRock représentent 16,5 % de la masse totale des actions, mais 22 % des droits de vote en 2019.

La tendance à la concentration des investissements boursiers vers la gestion indicielle et vers les grands gérants professionnels d’actifs était fermement à la hausse depuis 20 ans. En 1998, le pourcentage de détention des actions par les « trois géants » n’était que de 3,7 %. Bebchuk et son co-auteur pensent que la dynamique va se poursuivre et prévoient pour les « trois géants » une détention de 30 % des actions de l’indice Russel en 2038. La prévision est même de 37 % pour les droits de vote.

Cette évolution structurelle conduit à la négation même d’un marché financier et lui substitue une offre et une demande très concentrées où quelques grands investisseurs détiennent une forte majorité des titres d’un petit nombre de grandes entreprises mondiales. C’est la négation de la vraie gestion et de la prise de risque car la gestion indicielle est passive : elle cherche à acheter « le » marché et non à arbitrer entre des stratégies d’entreprises. C’est là une vraie interrogation car une fonction essentielle des marchés financiers est d’être le miroir des stratégies économiques des entreprises dans leur diversité et leur singularité.

Cette tendance à l’hyperconcentration a-t-elle été interrompue par la crise Covid ? Le retour vers la proximité, le reflux de la mondialisation et la nécessité d’une gestion active pourraient expliquer une rupture de tendance. Les start-up, le capital-risque, les fonds d’investissement « privés » marquent un développement alternatif qui se fait « hors bourse » et qui était déjà à l’œuvre avant la crise. Y a-t-il depuis la crise une accentuation de cette finance « privée », qui est parfois une finance « opaque » lorsqu’on évoque le « shadow banking », par exemple en Chine ? Le renouveau du capitalisme passe vraisemblablement par une finance à la fois de proximité et de projets, à l’ombre de grands marchés boursiers hyperconcentrés qui perdent peu à peu de leur sens.

[1] The Specter of the Giant Three, Lucian A. Bebchuk, Scott Hirst, NBER, 2019.

Hubert de La Bruslerie

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