L'analyse de Jean-Paul Betbèze

BCE contre Fed

Publié le 6 juillet 2018 à 14h58

Jean-Paul Betbèze

Pas de guerre ! Les grandes banques centrales sont les meilleures amies du monde. Promis, juré ! Jean-Claude Trichet a même parlé de «fraternité des banquiers centraux». La preuve, c’est que chacune d’entre elles poursuit des objectifs internes : 2 % d’inflation aux Etats-Unis, en zone euro et au Japon, plus l’emploi aux Etats-Unis. Surtout, aucune n’a fixé d’objectif en matière de change. Autrement, ce serait la guerre (des changes) entre elles.

Mais, en réalité, BCE et Fed sont deux coureurs. Chacun est dans son couloir et avance en fonction de ses propres objectifs, mais regarde toujours l’autre. Chacun sait qu’il influence l’autre, et vice versa, mais qu’il est interdit d’embêter l’autre de manière trop visible. Tout est donc dans les mots, les intonations, les calendriers, les exposés et conférences, les thèmes de recherche, sachant bien sûr que les contextes et les cycles économiques sont différents. Il convient donc se faire aider par l’autre autant que possible, mais jamais de façon directe !

Mario Draghi est un maître dans cet art de la «fraternité intéressée indirecte». Il sait parfaitement que Jerome Powell, son alter ego à la Fed, est coincé par son économie, ses annonces et surtout… par Donald Trump. Dans son monde de plus en plus incertain, Jerome Powell a ainsi décidé d’allonger autant que possible ses prévisions : deux ans et demi. C’est autant de gagné pour «calmer» les anticipations des marchés, et envoyer un message à la Maison blanche. Il y aura donc deux nouvelles hausses des taux courts en 2018 à la Fed, soit quatre sur l’année, trois en 2019, deux en 2020. Selon les prévisions mêmes de l’institution monétaire américaine, les Etats-Unis auraient alors 2 % de croissance en 2020, 3,6 % de chômage et 2,1 % d’inflation. La perfection économique ? Pas tout à fait, puisque la courbe des taux sera alors plate, avec des taux courts à 3,4 % et des taux longs à 3,5 %. Un exercice d’équilibriste donc, au bord de la récession pour les «fidèles de la courbe des taux» qui croient qu’une courbe ainsi plate entre taux courts et longs est l’antichambre de la récession. Mais un exercice qui est seul compatible avec les chocs fiscaux, commerciaux, financiers et politiques trumpiens… pour permettre la réélection de Donald Trump ! Dans les Etats-Unis actuels, Jerome Powell n’est pas indépendant de Donald Trump. Il fait au mieux pour lui, et Mario Draghi le sait. Powell est coincé.

Mario Draghi est évidemment au courant, aussi, de la fin de son propre mandat, le 31 octobre 2019. Son pouvoir baisse, avec le départ de son vice-président (Vitor Constâncio), qui lui a été très fidèle, puis celui du chef économiste, Peter Praet, encore plus colombe que lui, le 31 mai 2019. Donc toute sa stratégie est de jouer les prolongations, pas seulement jusqu’à la fin de son mandat, mais au-delà ! Pour les taux courts, il vient ainsi de faire voter par le Conseil des gouverneurs, à l’unanimité, la motion selon laquelle «les taux d’intérêt devraient rester à leur niveau actuel au moins jusqu’à la fin de l’été 2019». Pour que tout soit plus clair, Vitas Vasiliauskas, gouverneur de la Banque centrale de Lituanie, enfonce le clou : «Nous avons dit “jusqu’à la fin de l’été” mais comme traditionnellement il n’y a pas de réunion en août, il est évident que cela pourrait nous amener à septembre-octobre... vers l’automne.» Et pourquoi pas le 10 octobre 2019, dernière réunion décisionnelle sur les taux présidée par Mario Draghi ? N’oublions pas que ce dernier a indiqué, dans une conférence de presse, que la joie des banquiers centraux était de monter les taux, «preuve que l’économie va mieux» !

Mais Mario Draghi est encore plus malin. D’abord, sa «hausse» rendrait les taux moins négatifs et annoncerait une démarche graduelle pour son successeur. Surtout, Mario a un autre outil : les conditions de réinvestissement des bons du trésor de la BCE qui arrivent à maturité. La décision est pour bientôt, et sous sa présidence. On peut parier que le choix sera de jouer les prolongations, en achetant des papiers de maturité égale. Ainsi, la pression sur les taux longs va durer. Avec un Jerome Powell qui a étalé ses cartes, la courbe des taux américains va monter par rapport à celle de la zone euro. Le dollar sera donc plus fort, ce qui renforcera ici la reprise. «BCE contre Fed» ? Bien sûr que non !

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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