L'analyse de Jean-Paul Betbèze

Inflation, emploi, inégalités, climat, virus : une politique monétaire surchargée d’objectifs

Publié le 20 mars 2020 à 18h18    Mis à jour le 20 mars 2020 à 19h26

Jean-Paul Betbèze

Est-ce trop ? C’est la question que l’on peut se poser, au vu de ce que l’on «demande» aux politiques monétaires, et de ce qu’elles obtiennent.

Est-ce trop ? C’est la question que l’on peut se poser, au vu de ce que l’on «demande» aux politiques monétaires, et de ce qu’elles obtiennent. Il fut un temps où une banque centrale avait un seul objectif – on aura reconnu la Banque centrale européenne (BCE) et son 2 % à moyen terme – ou deux, le maximum d’emplois compatibles avec l’inflation – on aura reconnu la Banque centrale américaine (Fed). C’était l’heureux temps où l’on discutait de l’indicateur d’inflation retenu («inflation totale» à la BCE ou «sous-jacente» à la Fed), de la durée du «moyen terme», ou encore de la façon d’atteindre 2 % : graduellement par une inflation régulièrement croissante, ou «de façon symétrique», tantôt au-dessus, tantôt au-dessous. On pouvait plus encore, dans le cas américain, débattre de la manière de la pondération de ces deux objectifs, inflation et chômage, ou se plaindre, avec la BCE et Mario Draghi, de n’en avoir qu’un, avec donc moins de souplesse. Cela sachant que la BCE a, depuis des années, trop peu d’inflation et trop de chômage. En plus, ces banques centrales étant formellement indépendantes du politique – en charge, lui, des politiques budgétaires et de change – elles étaient censées agir et réagir en fonction de ce qui se passait à côté ou au-dehors d’elles. Pas facile, quand même ! 

Et on demande toujours plus à la Fed et à la BCE ! Avec la lente sortie de la crise des subprimes et des dettes publiques en zone euro pour sortir du marasme, on leur demande de baisser leurs taux courts au minimum, puis d’acheter des obligations publiques (et privées) pour faire baisser les taux longs. Ces outils servent, mais ont beaucoup d’inconvénients : bulles, soutiens excessifs à des ménages, entreprises ou Etats fragiles. Qu’importe ! Et, comme les banques centrales sont malgré tout plus crédibles que les politiques, il leur revient de plus en plus de guider les anticipations («forward guidance») ! 

Et ce n’est pas fini aux Etats-Unis ! Même quand la Fed «réussit» avec un taux de chômage à 3,6 % et une inflation à 2,5 %, plus un déficit budgétaire énorme, elle continue. Elle veut, sans le dire, augmenter la croissance potentielle en amenant plus de jeunes et en ramenant plus de chômeurs de longue durée ou de découragés vers le marché du travail.

Et ce n’est pas assez pour Christine Lagarde ! Elle veut lutter contre le réchauffement climatique, en achetant les obligations d’entreprises «non polluantes» (la Fed ne parle évidemment pas de ce sujet), et désormais contre les inégalités. On pouvait penser que lutter pour la stabilité garantissait le plus haut niveau de croissance soutenable, mais ce ne serait plus assez.

Et vient le Covid-19 ! Evidemment, les banques centrales n’ont pas d’objectifs sanitaires, mais vont étudier les effets de la pandémie sur la croissance (récession) et l’inflation (déflation). La Fed abaisse ses taux dans un mouvement surprise le 3 mars. Mais cela ne calme pas les marchés financiers, qui continuent leur chute (baisse des actions et des rendements des bons du Trésor) tandis que le déficit budgétaire se creuse et que les créations d’emploi sont encore au plus haut (230 000 en janvier et février) ! Donc, la Fed abaisse encore les taux courts à 0-0,25 % le 15 mars et inonde les marchés de liquidités !

A la BCE, la pression de la crise (et de Christine Lagarde) a fait bouger les «faucons». Un «quantitative easing» spécial est décidé le 19 mars : au total, 1 050 milliards sur neuf mois ! Avec davantage d’appui aux banques par des refinancements accrus et moins chers (nouveaux TLTRO), et des normes prudentielles relâchées. Les faucons de la BCE (Jess Weidman, président de la «Buba», et Klaas Knot, gouverneur de la Banque centrale néerlandaise) ont bien changé d’optique ! La BCE va acheter aussi des obligations privées, des titres publics grecs et italiens au-delà des limites «antérieures» : si nécessaire, plus d’un tiers de chaque émission publique, plus dans son portefeuille de titres que la part du pays dans son capital. Il s’agit d’éviter des faillites privées et surtout publiques.

Cette pandémie aura des effets structurels. Des chaînes de production trop complexes, polluantes et basées en Chine vont être revues, en partie rapatriées aux Etats-Unis et en Europe. Alors la croissance remontera, plus sûre, avec plus d’inflation : Fed et BCE retrouveront leurs «vieux» objectifs ! Mais en attendant, l’objectif sanitaire reste premier. 

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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