L'analyse Jean-Paul Betbèze

Quantitative Easing : la politique monétaire secrète

Publié le 16 novembre 2018 à 17h25

Jean-Paul Betbèze

Ben Bernanke n’est plus à la barre de la Fed depuis janvier 2014, mais ses décisions vont encore peser pendant dix ans au moins : quinze ans d’influence ! Mario Draghi reste, pendant un an encore, à celle de la BCE, et ses décisions vont peser presque une décennie : dix ans d’influence ! Pourquoi ces persistances, indépendamment de la maestria de ces deux présidents ? Réponse : les magots de bons du Trésor accumulés des années durant, sous leur égide et au plus fort de la crise, sous le nom de code de Quantitative Easing. Il s’est ainsi agi de faire baisser les taux longs, en complément de ce qu’ils faisaient sur les taux courts en les menant à zéro : de la «répression financière» sur longue période, même si le mot paraît violent.

Avec cette dernière grande crise, la boîte à outils de la politique monétaire, la «toolkit», s’est renforcée. On connaît la traditionnelle arme des taux courts. On y a ajouté le langage, avec la «forward guidance», plus la surveillance bancaire, avec la stabilité macrofinancière, et surtout les trillions de bons du Trésor, acquis non sans difficulté ni suspicion au début. Trillions dont on ne mesure pas tous les effets.

Ce magot à amortir, c’est le secret de la prolongation de l’effet des politiques monétaires actuelles. Bien sûr, le banquier central parle constamment de ses objectifs financiers. C’est l’inflation en zone euro – avec les broderies autour du «près de 2 % mais au-dessous, à moyen terme» que tisse Mario Draghi. C’est «l’inflation et l’emploi» aux Etats-Unis, ce qui donne plus de liberté encore avec les définitions et combinaisons entre ces deux objectifs. C’est enfin la «guidance», qui permet de passer des taux au jour le jour, autrement dit de piloter la courbe des taux ! D’un autre côté, la politique monétaire se soucie de la stabilité du système financier. Elle demande aux banques de se renforcer en fonction de leurs risques, avec plus de fonds propres, en les soumettant à des secousses, des «stress tests», pour apprécier leur résistance. La banque centrale est ainsi schizophrène : un côté pour faire souffrir les banques pour qu’elles ne prêtent pas trop, en les poussant à monter leurs fonds propres ; un côté pour leur permettre de prêter plus, en baissant les taux. La politique monétaire manipule en fait les taux d’intérêt à court terme, mais avec l’idée que son art est, par la parole, de piloter les taux de un jour à trente ans !

C’est risqué, si les taux restent «trop bas trop longtemps». La répression financière fait baisser le prix du risque, le taux d’intérêt, mais pas le risque. Au contraire, elle encourage à des compartiments aventureux, soutient les agents fragiles, maintient les entreprises zombies. En sens inverse, elle pèse sur la rentabilité des banques, les conduisant à être plus vigilantes sur leurs crédits et à serrer leurs coûts.

C’est risqué, quand les taux remontent. Les entreprises et les ménages trop endettés seront les premiers à souffrir. C’est pourquoi le Quantitative Easing est là pour pouvoir jouer les prolongations ! Mais cette politique est secrète. Aux Etats-Unis, le magot ne baisse que de quelques milliards de dollars par mois : rien pour alimenter aujourd’hui la hausse des taux longs. En zone euro, le magot montera jusqu’à la fin de l’année, et rien n’est dit sur sa baisse à partir de 2019. Le sujet n’a pas été discuté par la BCE, comme l’a confirmé Mario Draghi le 25 octobre. Il reste un à deux mois pour le faire, dit-il. De toute manière, le réinvestissement des titres du magot qui arrivent à maturité va se poursuivre «for an extended period of time», répète Mario Draghi, sans plus de précisions.

Pourquoi ces silences ? Aux Etats-Unis, Jerome Powell ne veut pas encourager Donald Trump en lui laissant entendre qu’il peut continuer. Dans une économie en surchauffe, il creuse le déficit budgétaire (1 trillion de dollars) et fâche les Chinois, acheteurs de ses «bonds» ! En zone euro, Draghi cherche à ne pas énerver les Allemands, dont l’épargne rapporte moins que l’inflation, et à envoyer aux Italiens le message qu’ils peuvent se faire aider par la BCE, à condition de revoir leur copie et de «réduire le ton». Les banques italiennes détiennent 40 % de leur dette publique, les investisseurs nationaux 5 %, l’extérieur 36 %, la BCE 19 %. Le risque d’une montée des taux est énorme, Draghi peut l’éviter.

Trump et Salvini butent en fait contre leurs camps. Powell et Draghi sont là pour aider, et même les aider, et pour longtemps ! Mais chut !

Jean-Paul Betbèze Professeur émérite de l’université Panthéon Assas ,  Panthéon Assas

Jean-Paul Betbèze, économiste, diplômé d’HEC, docteur d’Etat agrégé de sciences économiques. Il a commencé sa carrière dans l’enseignement en tant que professeur d’université, notamment à Paris II-Panthéon Assas à partir de 1987. Entré en 1986 comme directeur d’études au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), il rejoint trois ans plus tard le Crédit Lyonnais comme directeur des études économiques et financières, puis en 1995, comme directeur de la stratégie. En 2003, il est promu conseiller du président et du directeur général de Crédit Agricole, puis directeur des études économiques et chef économiste. Il a crée sa propre structure de conseil en 2013. Membre du Cercle des économistes.

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