Le droit de la concurrence : un nouveau droit du travail ?

Publié le 16 novembre 2018 à 16h43

Patrick Hubert

Depuis la révolution économique dite de l’école de Chicago, le droit de la concurrence ne s’intéresse qu’à une chose : le bien-être du consommateur. C’est lui qui détermine ce qui est grave, c’est-à-dire en gros tout ce qui fait augmenter les prix. Depuis quelque temps, des voix se font entendre qui plaident pour l’introduction d’autres critères.

L’imagination règne : faire en sorte que les différents secteurs de l’économie offrent plus de choix, limiter la puissance des entreprises pour des raisons d’équilibre démocratique, etc. Ce mouvement d’idées est connu sous le nom de hipster antitrust et Donald Trump est plus ou moins supposé y adhérer.

Au sein de ce mouvement, une idée s’impose peu à peu : le droit de la concurrence devrait s’intéresser aux rapports de force entre employeurs et salariés.

Dans une économie très concentrée, les salariés voient leur pouvoir de négociation diminuer puisqu’ils ont moins de choix. Plusieurs auteurs ont récemment publié des articles recommandant la prise en compte de cette dimension dans les décisions rendues par les autorités de la concurrence et, consécration, The Economist lui-même a présenté certaines de leurs conclusions dans un article paru le 25 octobre dernier.

Ce qui distingue cette approche des autres idées qui fleurissent au sein du hipster antitrust, c’est qu’elle peut s’appuyer sur des expériences bien réelles. Cela fait quelques années que les autorités américaines poursuivent ce que l’on appelle les «non-poaching agreements», ces accords par lesquels des entreprises s’engagent mutuellement à ne pas solliciter ou même à ne pas embaucher leurs salariés respectifs. Il ne faut évidemment pas les confondre avec les clauses de non-concurrence contenues dans les contrats de travail, qui sont passées entre employeurs et employés, alors que nous parlons ici de relations entre sociétés. Ces accords de non-poaching peuvent être passés entre concurrents (des fournisseurs de matériel ferroviaire ont été récemment sanctionnés aux Etats-Unis) mais aussi entre entreprises non concurrentes, comme les grandes entreprises technologiques de la côte ouest qui se promettaient de ne pas débaucher mutuellement leurs ingénieurs, ce qui a donné lieu à une affaire spectaculaire. Les autorités américaines annoncent régulièrement qu’elles vont poursuivre ces pratiques de façon toujours plus énergique.

Cette tendance est en train de traverser l’Atlantique.

Les autorités de la concurrence qui négligent trop les considérations d’emploi se le font reprocher par les gouvernements : en France, dans l’affaire dite William Saurin, le ministre de l’Economie a modifié la décision autorisant l’acquisition en remplaçant l’obligation de céder une marque, qu’avait prévue l’Autorité, par l’obligation de maintenir l’emploi. Le Bundeskartellamt, son homologue allemand, s’est vu corrigé à peu près dans les mêmes termes par le gouvernement fédéral lors d’une fusion entre chaînes de distributeurs. Il s’agit là de cas où les autorités n’ont pas voulu intégrer cette dimension dans le contrôle des concentrations.

Mais il existe aussi déjà des cas où les autorités ou les tribunaux ont sanctionné des entreprises qui s’étaient entendues «sur le dos» des salariés : par exemple une affaire en Espagne relative à des mandataires de transport et une affaire aux Pays-Bas concernant des hôpitaux qui s’étaient promis de ne pas débaucher leurs salariés respectifs.

Voilà un risque auquel les entreprises françaises feraient bien d’être attentives et, en tout cas, un indice du fait que le droit de la concurrence pourrait devenir de plus en plus pertinent pour le monde du travail.

Patrick Hubert

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