L'analyse de Patrick Artus

Clarifier le débat sur les cryptomonnaies

Publié le 15 janvier 2021 à 12h38

Patrick Artus

La très forte hausse du prix de Bitcoin (de 7 000 dollars au début de 2020 à plus de 40 000 dollars au début de 2021) a, à nouveau, attiré l’attention sur les cryptomonnaies, ces actifs échangés sur la blockchain. Mais ce débat est très confus, et il faut donc essayer de le clarifier.

Il y a d’abord les cryptomonnaies publiques, liées à une monnaie : le dollar, l’euro, le RMB chinois. Il s’agit simplement de ces monnaies, mais avec des échanges sur la blockchain, et déposées sur le bilan de la Banque centrale. Il faut en fait distinguer deux types de cryptomonnaies publiques, par exemple un crypto-euro : une cryptomonnaie «de gros» et une cryptomonnaie «de détail».

La cryptomonnaie de gros sert à réaliser les transferts entre les banques et la Banque centrale sur le marché interbancaire. C’est donc simplement une évolution technologique des transferts interbancaires, sans conséquence économique, visant seulement une efficacité et une rapidité plus grandes. La cryptomonnaie de détail peut au contraire être utilisée par tous les agents économiques pour leurs paiements (ce qui commence à être testé en Chine). Ce n’est pas une nouvelle monnaie (il s’agit toujours de RMB, d’euros, de dollars), mais c’est un nouveau moyen de paiement et de conservation de l’épargne monétaire. Si la cryptomonnaie est substituée aux billets, rien ne se passe du point de vue macroéconomique : au passif de la Banque centrale, les billets sont remplacés par la cryptomonnaie. Mais la cryptomonnaie de détail peut aussi être substituée aux dépôts bancaires, et là il apparaît un effet macroéconomique important.

Les banques, en effet, perdent des dépôts (qui sont remplacés par des dépôts en cryptomonnaies au passif de la Banque centrale) et, pour pouvoir distribuer la même quantité de crédit, les banques doivent donc utiliser des ressources empruntées, soit sur les marchés financiers, soit auprès de la Banque centrale. Ceci peut conduire à une hausse du coût de l’intermédiation bancaire, à un freinage de l’offre de crédit, puisque les banques perdent une partie d’une ressource stable et gratuite qui est les dépôts.

Avant de transformer une cryptomonnaie publique de gros en une cryptomonnaie publique de détail, les Banques centrales doivent donc réfléchir à l’effet potentiellement très négatif sur le secteur bancaire de cette perte de ressource stable et bon marché, et elles doivent se tenir prêtes à refinancer les banques pour le montant équivalent. Il y a d’ailleurs un modèle extrême dit «100 % monnaie» où la totalité des dépôts se trouve sur le bilan de la Banque centrale et où les banques n’utilisent que des ressources empruntées pour financer les crédits.

Passons maintenant aux cryptomonnaies privées (Bitcoin, Ether, etc.) qui sont de nature différente : il s’agit d’un actif supplémentaire, par rapport aux actifs déjà existants, ce qui n’est pas le cas des cryptomonnaies publiques (le crypto-euro par exemple est de l’euro) ; les cryptomonnaies privées ont un prix qui fluctue par rapport aux monnaies officielles. L’autre différence majeure est que les cryptomonnaies privées sont essentiellement des monnaies de placement et non de transaction : très peu de biens et services sont achetés en Bitcoin, le Bitcoin est essentiellement un actif de diversification de portefeuille, un actif de placement spéculatif (cela n’aurait peut-être pas été le cas du projet Libra de Facebook dans sa version initiale, mais aujourd’hui c’est devenu un projet de crypto-dollar).

La première particularité des cryptomonnaies privées est qu’elles ne versent aucun revenu (comme l’or). Leur valeur fondamentale (la somme actualisée des dividendes futurs) est donc de 0, et leur prix est simplement une bulle. La seconde particularité des cryptomonnaies privées est que leur offre (la quantité offerte) est exogène et de plus en plus stable, rigide (avec le coût croissant du minage). Ceci implique que la hausse de la demande pour une cryptomonnaie privée conduit uniquement à une hausse de son prix, sans réaction de l’offre de cette monnaie. Les prix peuvent donc monter à une énorme volatilité et monter à des niveaux très élevés : si 1 % de la monnaie mondiale était investie en Bitcoin, le prix des Bitcoin triplerait par rapport à son niveau du début de 2021.

Ceci montre d’ailleurs que très probablement, les cryptomonnaies privées (le Bitcoin) ne peuvent pas prendre une place importante dans les portefeuilles financiers ; la volatilité de leurs paix est si forte que la demande pour ces actifs va rester faible, que le poids optimal de ces monnaies dans la richesse va être très limité (au début de 2021, 700 milliards de dollars de capitalisation du Bitcoin pour une richesse mondiale de 700 000 milliards de dollars).

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le prix d’une cryptomonnaie privée n’est qu’une bulle : il existe une infinité de trajectoires du prix qui sont rationnelles, et à tout moment la bulle peut éclater et le prix chuter à zéro, la valeur fondamentale de cet actif.

Patrick Artus Chef économiste ,  Natixis

Patrick Artus est Chef économiste de Natixis depuis mai 2013. Polytechnicien, diplômé de l’Ensae, et de l’IEP Paris, Patrick Artus intègre l’Insee en 1975, où il participe notamment à des travaux de prévision et de modélisation, avant de rejoindre, cinq ans plus tard, le département d’économie de l’OCDE. En 1982, il devient directeur des études à l’Ensae puis il est nommé, trois ans plus tard, conseiller scientifique au sein de la direction générale des études de la Banque de France. En 1988, il intègre la Caisse des dépôts et consignations, où il exerce successivement en tant que chef du service des études économiques et financières puis responsable de la gestion actif-passif. En 1993, il est nommé directeur des études économiques, responsable de la recherche de marché chez CDC-Ixis. Depuis 1998, il était directeur de la recherche et des études de Natixis. Il a été promu chef économiste en mai 2013.

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