La lettre gestion des groupes internationaux

Crise du Covid-19

Covid-19 : comment appliquer les modèles prix de transfert en place ?

Publié le 26 juin 2020 à 11h40    Mis à jour le 26 juin 2020 à 17h32

Par Chaïd Dali-Ali et Florent Richard

Les groupes pourraient légitimement se poser la question de la répartition des pertes et autres manques à gagner liés à la Covid-19. Question à laquelle il n’y a probablement pas de réponse «universelle». Il s’agirait plutôt d’élaborer une grille d’analyse menant à une position différenciée selon les circonstances à l’œuvre, au premier rang desquelles l’interaction de deux facteurs : le modèle de prix de transfert adopté par l’entreprise d’une part, et la qualification économique et comptable des risques induits par la crise sanitaire d’autre part.

Par Chaïd Dali-Ali, avocat associé, PwC Société d’Avocats et Florent Richard, avocat associé, PwC Société d’Avocats

Sur ce dernier point, il conviendrait de s’interroger sur la position que pourraient prendre les administrations fiscales : les pertes et manques à gagner se traduisent-ils au niveau du résultat d’exploitation, puisque découlant en premier lieu d’une baisse des ventes dans certaines zones géographiques et pour certains secteurs d’activité de façon variable, ou constituent-ils un résultat exceptionnel du fait de l’imprévisibilité d’une telle crise impactant in fine l’ensemble de l’économie ? La réponse qui sera apportée revêt un certain intérêt, notamment dans la mesure où les prix de transfert s’apprécient généralement au niveau du résultat d’exploitation. Ainsi, si la nature exceptionnelle du risque devait être retenue, les contribuables pourraient probablement disposer d’un peu plus de latitude dans la répartition des pertes.

Au-delà de ce débat, la politique de prix de transfert mise en œuvre conditionne largement la localisation des risques et pertes, ainsi qu’une éventuelle répartition entre les membres qui composent le groupe. Dans ce cadre, nous pourrions distinguer trois grandes typologies de modèles prix de transfert (chacune pouvant se décliner en différentes modalités) :

– les modèles centralisés où le groupe se structure et s’articule autour d’un nombre très limité d’entités, voire d’une seule, dites entrepreneuriales (notion «d’entrepreneur principal»). L’entrepreneur concentre alors l’essentiel des fonctions stratégiques et anime et contrôle l’activité, comme le développement de l’ensemble du groupe. L’entrepreneur appréhendera dès lors une part significative du profit du groupe après rémunération des filiales en charge de la mise en œuvre de sa stratégie et de ses directives opérationnelles (i.e. entités dites «de routine» ou «à risques limités»). En contrepartie, l’entrepreneur supportera l’essentiel des risques et pertes d’exploitation ;

– les modèles de «co-entrepreneuriat» où certains membres du groupe partagent l’essentiel des profits et des risques d’exploitation (politique de «partage des profits» ou profit split) ;

– les modèles décentralisés où les membres du groupe, que l’on pourrait qualifier «d’entrepreneurs locaux», disposent d’une large autonomie opérationnelle et fonctionnelle. Ce qui par ailleurs n’exclut pas le paiement de redevances ou de management fees intragroupe.

L’importance de la problématique de la répartition des pertes et risques liés à la Covid-19 nous apparaît donc inversement proportionnelle au degré de centralisation du modèle de prix de transfert.

A titre d’illustration, si les pertes liées à la Covid-19 devaient être qualifiées de risque d’exploitation et dans le cadre d’un modèle de prix de transfert centralisé, une lecture rigide de la réglementation des prix de transfert pourrait conduire à concentrer l’intégralité des pertes sur la ou les entités entrepreneuriales. Celles-ci devraient de surcroît garantir le résultat des filiales «de routine» ; et ce, même si le groupe devait accuser des pertes consolidées importantes. Cette incongruité n’avait probablement pas été anticipée lorsque les groupes ont mis en place de tels modèles centralisés. Dans la réalité, la gestion des risques rencontrés dans la crise actuelle n’est ni systématiquement, ni intégralement centralisée au niveau de l’entrepreneur principal du groupe. En effet, les responsables des filiales locales peuvent par exemple être en première ligne dans la décision de fermer des boutiques, de placer une partie de leur personnel en chômage technique, de demander le bénéfice d’une mesure gouvernementale locale, de procéder à des licenciements faute d’activité suffisante, de réduire les dépenses locales, de suspendre des contrats avec certains fournisseurs, etc. Si tel est le cas, cela signifie que la filiale de distribution ne se comporte pas, de facto et dans les circonstances économiques actuelles, comme une simple entité routinière ou comme une société à risques limités, et n’a donc pas nécessairement vocation à se voir garantir une marge bénéficiaire pendant la durée de la crise sanitaire. La crise actuelle incite ainsi les groupes multinationaux à analyser, très concrètement, comment les risques sont réellement gérés dans leurs diverses implantations. Si des entités locales s’avèrent avoir un rôle moteur, alors il est capital de pouvoir en garder des éléments de preuve (par exemple e-mails, traces de décisions locales quant aux fermetures de sites/magasins ou à la gestion du temps de travail du personnel, minutes de Codir local, etc.). Cela aidera à justifier a posteriori, en cas de contrôle fiscal, le fait d’avoir attribué à la filiale routinière une rémunération exceptionnellement en deçà du niveau qui lui était garanti par la politique de prix de transfert appliquée habituellement.

Un groupe qui déciderait de suivre cette approche s’inscrirait dans la ligne générale des derniers développements, en leur état actuel, du cadre inclusif de l’OCDE et du G20 relatifs au Pilier 1. Pour rappel, ce projet consiste à attribuer aux juridictions de marché (c’est-à-dire essentiellement aux opérations de distribution – même routinières) une part des surprofits dégagés par les groupes multinationaux. Lorsque le surprofit s’avère, du fait de circonstances exceptionnelles telles que celles induites par la crise actuelle, être une perte consolidée, il semble logique de pouvoir attribuer aux entités de commercialisation une partie de ladite perte.

En tout état de cause, comme pour toute problématique de prix de transfert, il conviendra d’être capable de montrer qu’en période de crise, les sociétés d’un même groupe se comportent entre elles de la même manière que si elles étaient indépendantes les unes des autres. Ce qui pose naturellement la question des comparables. Traditionnellement, dans le cadre de modèles de prix de transfert centralisés, on considère que la marge d’une entité de routine doit se situer à l’intérieur de l’intervalle interquartile des marges dégagées par un échantillon de sociétés comparables indépendantes. Il existe dès lors une première option relativement simple : placer la marge des entités «routinières» au niveau de la borne basse dudit intervalle. La plupart du temps, cela ne suffira toutefois pas à partager des pertes, dans la mesure où les intervalles interquartiles sont généralement positifs. L’un des principaux problèmes posés par les études de comparables réside dans le décalage temporel qu’elles imposent ; à titre d’exemple, un benchmark réalisé aujourd’hui présentera des résultats financiers sur les années 2016 à 2018 (donc des résultats positifs, car non impactés par la crise sanitaire actuelle). Des ajustements peuvent dès lors s’avérer utiles. Ils pourraient consister à recalculer, pour chaque comparable de l’échantillon et à partir de ses données financières 2018, une marge «décotée» pour prendre en compte l’impact de la Covid. Cela passerait par exemple par l’application d’un taux de décroissance sur le chiffre d’affaires et sur les coûts variables 2018 de chaque comparable, les coûts fixes restant pour leur part inchangés (car plus difficilement contractables en période de crise). Bien entendu, une telle approche suppose de pouvoir démontrer le bien-fondé des hypothèses quantitatives utilisées (références macroéconomiques sectorielles pour le taux de décroissance, justification de pourcentage coûts fixes/coûts variables, etc.) : en 2020, pas de prix de transfert sans documentation appropriée !

Quant aux modèles moins centralisés, il nous semble légitime que, dans le cadre d’une structure organisationnelle où les membres du groupe disposent d’une autonomie de gestion avérée, chaque entité doive supporter «son risque Covid» résultant de ses activités propres.

Enfin, pour les politiques prix de transfert de type co-entrepreneuriat (profit split), le partage des profits, comme des pertes, résulte du modèle lui-même. Reste à affiner le périmètre dudit partage : mondial, régional, par division ou ligne d’activité, etc.

Au-delà de ces approches, la Covid-19 pourrait appeler, dans certaines circonstances, des adaptations et changements plus importants concernant les politiques de prix de transfert des groupes, comme évoqué dans l’article qui suit.


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