Analyse technique, prévisibilité des cours de Bourse : la réponse de l’IA

Publié le 28 mars 2024 à 19h16

Fabrice Riva    Temps de lecture 5 minutes

L’une des pierres angulaires de la théorie financière est l’hypothèse d’efficience des marchés. Si cette hypothèse n’exclut pas la possibilité de prévoir les cours futurs d’une action, elle postule dans le même temps que les profits, nets des coûts et ajustés pour le risque, pouvant être tirés de l’activité de prévision sont en moyenne nuls. Forts de cette hypothèse, les chercheurs en finance ont toujours traité avec un certain dédain les méthodes d’analyse technique censées permettre de prédire les cours de Bourse futurs. Pourtant, celles-ci sont utilisées, et il existe un nombre incalculable d’ouvrages traitant du sujet. Une preuve supplémentaire pour le monde académique que ces méthodes sont du charlatanisme : si elles sont tellement profitables, pourquoi les divulguer ? Sur un plan plus scientifique, tous les tests rigoureux de ces méthodes ont abouti au même constat : elles ne fonctionnent pas. Certes, on ne peut totalement exclure que quelques indicateurs permettent, dans une certaine mesure, de prévoir les cours futurs, mais leur fiabilité reste faible et, en accord avec l’hypothèse d’efficience des marchés, les profits moyens dégagés en les utilisant sont absorbés par les coûts de transaction.

Telle était la situation jusqu’en décembre 2023, date de parution dans le Journal of Finance d’un article intitulé «(Re-)Imag(in)ing Price Trends»○[1]. Plutôt que de considérer la série de prix et de volumes d’échange d’une action comme une succession de chiffres, les auteurs partent d’une représentation graphique de ces données, similaire aux charts traités dans l’analyse technique. Outre le fait que cette façon d’aborder le problème permet de produire des prévisions à partir du même référentiel que celui des chartistes, elle permet également de déployer des techniques d’analyse des données radicalement différentes des méthodes classiques d’analyse des séries temporelles utilisées jusqu’à présent. En effet, le graphique produit est analysé à l’aide d’un algorithme d’IA classique dans le domaine du traitement d’images, à savoir un réseau de neurones convolutif. L’avantage de ce type de réseau est qu’il permet de détecter automatiquement des régularités et de repérer des formes de dépendance non linéaires dans les données. Celui-ci fait d’abord l’objet d’un entraînement supervisé sur la période 1993-2000. L’entraînement consiste à déterminer les valeurs de paramètres telles que, à partir d’un historique (graphique) de données, pouvant aller de 5 à 60 jours selon les modèles utilisés, le réseau prédise le plus fidèlement possible une hausse ou une baisse future du cours. Une fois entraîné, le réseau est utilisé en phase de test sur la période 2001-2019.

«Les résultats obtenus par la représentation graphique des données concernant la série de prix et de volume d’échanges d’une action sont stupéfiants.»

Les résultats obtenus sont stupéfiants. Un portefeuille constitué en prenant simultanément une position longue sur les actions dont la probabilité prédite de hausse est la plus forte et une position courte sur celles dont la probabilité prédite de baisse est la plus forte dégage un ratio de Sharpe annualisé, avant coûts de transaction, de 7,2. Cette stratégie se traduit toutefois par un très fort taux de rotation des titres à l’intérieur du portefeuille et entraîne donc des coûts de transaction élevés. La prise en compte de coûts pouvant aller de 10 à 20○points de base selon la liquidité des titres conduit mécaniquement à une réduction du ratio de Sharpe. Néanmoins, celui-ci se maintient au niveau exceptionnel de○4. Détail incroyable, ce qu’a appris le réseau à partir des seules données du marché américain est transférable : les prédictions qu’il fournit continuent d’être profitables sur 26 marchés (dont la France). Plus surprenant encore, pour 21 des 26 marchés, la fiabilité des prévisions est supérieure en entraînant le modèle sur données américaines plutôt qu’à partir des données du marché local.

Sur la base de ces résultats, faut-il changer de point de vue sur les méthodes de l’analyse technique ? Un réseau convolutif est une boîte noire, et il est difficile, ce faisant, de comprendre comment il génère ses prévisions. L’étude de la corrélation entre les signaux qu’il produit et des indicateurs classiques de tendance des marchés montre que le réseau a découvert, par lui-même, l’existence d’une prévisibilité liée au momentum et à un signal de retournement tel que le one week short term reversal. Des variables comme la liquidité des titres, leur volatilité et la taille des entreprises sont également implicitement intégrées, alors même qu’elles ne figurent pas parmi les données fournies en entrée. La capacité explicative de ces indicateurs et de ces variables dans le comportement du réseau est cependant très faible, preuve que quelque chose d’autre est capté. Quant aux 7 846 règles d’analyse technique avec lesquelles il est comparé, aucune ne fait mieux que lui.

La qualité remarquable des prévisions produites n’exclut cependant pas certains doutes concernant la portée opérationnelle des résultats obtenus. Premièrement, les stratégies découlant des prévisions continuent-elles d’être profitables en conditions réelles d’utilisation ? Deuxièmement, l’impossibilité de comprendre les déterminants des prédictions, et donc des erreurs que commet le réseau, est globalement problématique. Troisièmement, connaissant l’architecture de réseau utilisée, il est certainement possible de mener, via des transactions bien ciblées, des attaques adverses contre celui-ci, destinées à provoquer des erreurs systématiques dans ses prédictions, et d’en tirer profit.

[1] Jiang J., Kelly B. et D. Xiu (2023), «(Re-)Imag(in)ing Price Trends», The Journal of Finance, 7, 6, 3193-3250.

Fabrice Riva Professeur ,  Université Paris-Dauphine – PSL

Fabrice Riva est professeur à l’Université Paris-Dauphine – PSL

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