Augmenter le bilan de la banque centrale : drogue ou médicament ?

Publié le 31 octobre 2019 à 15h13    Mis à jour le 31 octobre 2019 à 17h31

Philippe Brossard

Avant la crise financière de 2008, les banques commerciales cherchaient à réduire leurs réserves déposées à la banque centrale au strict minimum obligatoire, parce que celles-ci ne rapportaient pas d’intérêts. Ce mécanisme était au cœur de la théorie du pilotage monétaire : les réserves (minimisées) étaient considérées comme la «base monétaire», fondement de tout le crédit bancaire, par un fort effet multiplicateur. En contrôlant seulement la base, la banque centrale pilotait l’ensemble de la création monétaire, un peu comme en électronique un transistor permet de contrôler un courant fort (pour faire fonctionner un haut-parleur par exemple) au moyen d’un courant très faible.

Mais la crise financière de 2008 a fait voler la pratique en éclats – et avec elle sa théorie. Les banques centrales ont été amenées à augmenter massivement leurs bilans, la Fed multipliant le sien par 5 entre 2008 et 2016 (+ 20 % annualisés), et la BCE par 3,5 entre 2008 et 2018. Pour autant, ni le crédit total ni la masse monétaire qui en est la contrepartie n’ont augmenté significativement (+ 4 % l’an aux Etats-Unis, + 2 % l’an en zone euro) : tout s’est passé comme si le transistor était devenu défectueux et qu’il fallait désormais beaucoup plus de «courant faible» pour parvenir à faire entendre le haut-parleur.

L’augmentation du bilan comporte nécessairement deux volets. A l’actif, les banques centrales accumulent des titres (principalement des obligations d’Etat) qu’elles achètent sur les marchés, auprès des banques, qui servent d’intermédiaires. Au passif, les banques accumulent des réserves excédentaires auprès de la banque centrale, correspondant aux paiements de ces titres en «monnaie banque centrale», que la banque centrale crée ex nihilo. Ces opérations, faute d’entrer dans une nouvelle théorie ou une véritable mesure de leur impact économique, ont du moins reçu de la Fed un nom, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), et un statut de nouvel instrument de politique monétaire, à côté ou en complément du niveau des taux d’intérêt directeurs.

Ce mouvement a suscité de vives critiques des monétaristes traditionnels, qui redoutaient que la création massive, ex nihilo, de monnaie banque centrale ne dégénère en explosion du crédit, puis de l’inflation. Ces craintes ne se sont pas matérialisées et la critique a connu une variante : à défaut de provoquer une inflation du prix des biens et services, cette politique provoquerait une inflation du prix des actifs, périphrase pour signaler une bulle boursière. Le quantitative easing serait ainsi une drogue (dure), aux effets dévastateurs. Mais pour l’instant les preuves manquent. A l’autre bout du spectre des théories économiques, les keynésiens ont pu formuler, sinon une critique, du moins un certain scepticisme quant à l’efficacité de l’instrument. Pour eux, l’enjeu principal est de relancer la demande finale. Augmenter les deux côtés du bilan de la banque centrale ne change pas foncièrement les bilans ni les comportements des banques, des ménages, des entreprises ou des Etats… Il s’agit donc au mieux d’un placebo (ce qui ne serait pas si mal), au pire d’une distraction qui a différé la prise de conscience qu’un assouplissement budgétaire devait soutenir les politiques de baisse des taux.

Entre ces deux interprétations, drogue ou placebo, il apparaît progressivement que l’assouplissement quantitatif serait en fait un médicament. Ses effets toxiques sont moindres que ses bénéfices : ce n’est pas une drogue. Mais l’arrêt du traitement détériore la situation : ce n’est pas juste un placebo. La Fed avait mis en œuvre fin 2017 une politique régulière de réduction de son bilan, basée sur un réinvestissement seulement partiel des obligations arrivant à échéance. La BCE n’avait pas commencé cette réduction ; elle avait du moins cessé ses achats nets fin 2018. Mais l’une et l’autre viennent de reprendre leurs achats en octobre. La Fed a annoncé vouloir acheter 60 milliards de dollars par mois jusqu’en juin 2020 pour faire face à des difficultés croissantes sur le marché interbancaire américain. La BCE a annoncé des achats mensuels à hauteur de 20 milliards d’euros, tant que l’inflation ne sera pas revenue à 2 %, en complément de la perpétuation de ses taux négatifs – et dans l’attente de relances budgétaires qu’elle appelle de ses vœux, mais qui ne sont pas en son pouvoir. La théorie de l’assouplissement quantitatif reste à écrire. Mais la nécessité pratique l’a imposé durablement.

Mots clés ISR
Philippe Brossard Chef économiste ,  AG2R

Philippe Brossard est le chef économiste d'AG2R La Mondiale.

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